Bloc 5 – Petite cartographie de concepts : religion, spiritualité et foi

Laurie et Alex se font ENCORE couper la parole, cette fois-ci par écrit par Marie-Michèle Beaudoin qui a pris sa plume pour remplir quelques angles morts de notre dernier bloc de la saison qui concerne les croyances et les spiritualités. Marie-Michèle est non seulement illustrateur∙rice pour l’épisode 9, mais aussi vraiment bollé∙e sur les questions discutées dans ce bloc thématique. On la‧e remercie pour son apport tout à fait pertinent à nos réflexions. Ce texte est à lire en complément des épisodes 9 et 10 de notre troisième saison.

Illustration : Marie-Michèle Beaudoin (IG: @ultralaviolette) | Graphisme : Marin blanc

« Dans le dernier segment de leur saison 3, Alex et Laurie ont eu la chance de faire quatre entrevues qui exposent différentes expériences subjectives de la religion, de la spiritualité et de la foi. Elles m’ont invité·e à illustrer l’épisode 9 et à offrir ce texte en tant que complément plus conceptuel aux épisodes du balado. Je tenterai donc ici de faire une petite cartographie de trois concepts centraux de l’épisode, bien évidement dans une perspective féministe pis toutE, avec mon œil de geek qui a une compréhension plus culturelle des manifestations sociales et individuelles que sont la religion, la spiritualité et la foi.

Pour me présenter, ou plutôt situer mon expertise, j’ai à la fois un background académique et personnel en lien avec ces sujets. J’ai récemment terminé une maîtrise en Sciences des religions avec concentration en études féministes à l’UQAM où je me suis intéressé·e à deux figures de proue des mouvements de spiritualités féministes aux États-Unis dans les années 1980 : la catholique Rosemary Radford Ruether et la néopaïenne Starhawk. Le choix d’étudier des autrices pratiquant ces deux spiritualités n’est pas anodin. Un peu comme Laurie et Alex, je suis une personne de descendance catholique qui a reçu peu de transmission directe de la religion. J’ai fait mes cours de catéchèse au primaire et j’ai reçu mes sacrements jusqu’à la première communion, mais mes parents étaient avant tout des catholiques culturels. Iels n’avaient pas une foi solidement ancrée dans les rituels catholiques. Iels m’ont plutôt fait parcourir ce chemin via les institutions scolaires par habitude culturelle, ayant elleux-mêmes suivi celui-ci. Par la suite, j’ai connecté de manière signifiante spirituellement au début de ma vingtaine à travers les pratiques magiques néopaïennes. C’est d’ailleurs l’autrice que j’ai abondamment étudiée, Starhawk, qui m’a fait découvrir ce monde où spiritualité et politique se rencontrent. C’est un monde qui faisait écho à mes expériences de proximité magique que j’avais vécues dans l’enfance en contact avec la nature non-humaine de même que celles que je vis à travers la création artistique. C’est donc à la jonction du catholicisme et du néopaganisme que se situe mon expertise religieuse tant dans mon parcours personnel qu’intellectuel. Comme personne ayant étudié en Sciences des religions, j’ai côtoyé quelques théories générales importantes dans la discipline et des études particulières sur d’autres traditions, mais les exemples dans ce court texte se restreindront aux traditions que je connais avec plus d’acuité.

Spiritualité et religion : comment discerner ?

L’usage libre que font Laurie et Alex dans les épisodes des termes « spiritualité » et « religion » est un réflexe du langage courant qui est tout à fait en écho avec les discussions scientifiques sur ces concepts, c’est-à-dire il n’y pas à pas de consensus quant à leurs définitions (on est en sciences humaines tout de même !). Cependant, pour s’assurer que tout le monde est sur la même longueur d’onde, surtout dans un contexte de vulgarisation, il est toujours utile d’avoir des définitions opérationnelles; c’est-à-dire des définitions qui nous permettent de discuter ensemble sur bases communes. À mon avis, si l’on adopte une posture féministe et anticoloniale, nous pouvons arriver à un relatif consensus sur un usage plus juste et circonscrit des deux termes, malgré le manque de consensus scientifique qui régit leurs définitions.

Il faut le nommer en commençant, « religion » et « spiritualité » sont deux concepts qui proviennent des cultures chrétiennes. Le concept de religion, tout comme le fait remarquer Dania Suleiman dans l’épisode 9, est généralement assimilé au fonctionnement institutionnel catholique par les franco-queb blanc·he·s. De même, c’est un concept qui tend généralement à décrire l’expérience des grandes religions monothéistes dites du livre (le judaïsme, le christianisme et l’islam). Malheureusement, de rester enfermé∙es dans ces biais rend impossible la discussion interculturelle et reproduit des réflexes coloniaux. En effet, le christianisme, et plus spécifiquement le catholicisme, ont été et sont toujours des grands vecteurs de génocides culturels et humains. Ainsi, il est essentiel d’examiner ces concepts afin de voir à quel point ils peuvent être élastiques et inclusifs pour d’autres cultures.

Si l’on débute du point de vue catholique justement, le concept de religion tend à regrouper les expériences institutionnalisées de croyances et de valeurs et la spiritualité, en plus du pôle individuel et ressenti de celles-ci. En quelque sorte, la spiritualité fait partie de la religion. Il existe une religion catholique comme une spiritualité catholique. La religion catholique peut être comprise comme l’ensemble des dogmes et croyances que partagent les personnes adhérant à cette religion et son fonctionnement organisationnel. La spiritualité se réfère davantage aux rituels que pratiquent les catholiques dans toutes leurs nuances, c’est-à-dire les façons dont les personnes vivent et s’approprient les croyances et valeurs. Ce sont de gros traits, mais cela nous permet donc de comprendre le concept de spiritualité comme plus fluide et inclusif à diverses expériences individuelles. La religion, comme l’institutionnalisation de croyances et des valeurs d’une collectivité, couvre donc davantage le pôle social des expériences humaines.

Dans une démarche féministe interculturelle, on peut donc soit étendre notre compréhension de l’institutionnalisation religieuse hors du paradigme catholique/chrétien ou bien simplement considérer le terme « religion » comme caduc et ne s’appliquant pas à d’autres cultures. C’est bien beau tout cela pour le domaine scientifique – où il est possible d’employer des termes de la langue de la culture que nous étudions et les définir amplement pour décrire des manifestations que l’on comprend comme religieuses – mais c’est moins pratique pour le langage courant. En effet, nous parlons abondamment de l’hindouisme, du voodoo, du bouddhisme et bien d’autres pratiques spirituelles comme des religions.

L’exemple du néopaganisme

Je prends l’exemple du néopaganisme que je connais bien. D’abord, j’aime cet exemple puisqu’il nous permet de comprendre ce que peut être une religion en dehors du point de vue chrétien au sein même des cultures dites occidentales. En quelque sorte, pour les personnes issues de traditions chrétiennes, cela nous permet de voir comment éviter de projeter nos réflexes culturels sur des manifestations religieuses et spirituelles, et ainsi de mieux comprendre comment s’active le colonialisme dans notre regard sur d’autres cultures. Le néopaganisme est un terme qui regroupe l’ensemble des réappropriations actuelles des pratiques dites païennes, donc autant des pratiques pré-chrétiennes que celles écartées par le christianisme au courant de son histoire.

Cette branche spirituelle et religieuse est d’ailleurs explorée dans l’épisode 10 qui aborde les réappropriations queer de l’astrologie avec Maryse Andraos et Myriam de Gaspé. Le néopaganisme regroupe donc un ensemble de pratiques spirituelles fort diverses en plus d’inclure des rapports aux mondes complètement différents. Croyant·e·s, agnostiques et athées[1], le rapport au divin et aux divinités est multiple chez les néopaïen·ne·s. L’orientation politique l’est tout autant : on peut rencontrer des néopaïennes fascistes et racistes qui tentent de reconnecter avec des pratiques spirituelles pré-chrétiennes dites « blanches et pures », ainsi que des féministes, queer, anticapitalistes et anarchistes qui militent pour un rapport à la nature sain et écologique.

Dans ce cas, il est difficile de concevoir le néopaganisme comme une religion au sens d’un regroupement institutionnalisé de dogmes et de croyances. Quelques regroupements païens ont été créés, comme l’International Pagan Federation[2] basé au Royaume-Uni et avec des sous-organisations dans plusieurs pays. De plus, il existe plusieurs organisations aux États-Unis, comme le Covenant of the Goddess[3], un regroupement de Wicca, une branche précise du néopaganisme, qui est bien connu. Si ces branches particulières peuvent plus aisément être qualifiées de religion, parler de LA religion néopaïenne est donc un sentier glissant. Il n’existe rien de tel que la Loi canonique néopaïenne tout comme il n’y pas ou peu de textes considérés comme sacrés qui pourraient servir de références aux personnes pratiquantes. Pourtant, certain·e·s pourraient s’y risquer en nommant des caractéristiques communes aux pratiques néopaïennes comme un rapport magique ou renouvelé à la nature non-humaine. Ce pourrait-il même que le néopaganisme renverse complètement l’imbrication que j’ai suggérée tout à l’heure à partir du modèle catholique ?[4] Serait-il une macrocatégorie d’une spiritualité regroupant, à la fois, des religions et des spiritualités ? Trêve de jeu intellectuel pour les fans de définitions conceptuels comme moi, le néopaganisme m’apparaît seulement comme un exemple permettant d’expliquer les nuances et complicités de l’usage des termes « spiritualité » et « religion ».

En résumé, tout ce qui est en dehors du christianisme est généralement mieux couvert par le terme parapluie qu’est « spiritualité » parce que ça nous empêche de tomber (surtout nous, les personnes blanches) dans des réflexes coloniaux ou généralisant qui réduisent la religion au fonctionnement institutionnel de l’Église catholique. Vaut-il mieux éviter le terme « religion » pour toutes les autres traditions et pratiques spirituelles ? Pas nécessairement. Notre usage du mot religion dans la langue courante comme dans le domaine scientifique inclut multiples traditions non-occidentales étant donné qu’il existe certainement de nombreuses similarités entre les manifestations culturelles que sont l’islam et le christianisme par exemple. L’essentiel est d’abord de questionner nos biais et de discerner comment ceux-ci interfèrent sur notre perception des différentes traditions religieuses et spirituelles. Ensuite, il s’agit d’être vigililant·e·s dans notre compréhension des structures sociales qui régissent les communautés spirituelles et religieuses. En quelque sorte, il faut éviter de tomber, comme mentionné durant le balado, dans le narratif des descendant·e·s catholiques traumatisé‧e‧s par une institution oppressive pour les blanc·he·s du Québec, mais il faut aussi, de manière générale, ne pas généraliser notre expérience des structures religieuses. Finalement, et c’est la base : il faut écouter comment chacun·e nomme et parle de sa pratique religieuse et spirituelle. Intéressez-vous sincèrement aux différences COMME aux similitudes entre les pratiques et traditions des diverses cultures.

Pour finir sur une tentative académique de trouver une définition plus inclusive du terme religion, je vous cite l’auteur Guy Ménard, qui suggère de considérer la religion comme les nœuds qui nous permettent de « faire des liens » ou encore de créer de la « reliance »[5]. Cette définition métaphorique peut permettre de comprendre davantage la fonction culturelle de la religion et comment elle se manifeste de manière vivante et active dans nos cultures. D’ailleurs, une attitude interculturelle bienveillante qui tente de créer des liens avec les autres en reconnaissant les différences, n’est-ce pas une excellente base pour une spiritualité féministe ?

Foi et mouvements sociaux : un élan commun ?

Puis justement, quel est ce lien entre foi et féminisme, entre foi et désir de changements porté par un mouvement social ? Comment a-t-il été déployé historiquement et comment se manifeste-t-il aujourd’hui ? Ma lecture d’autrices féministes chrétiennes m’a particulièrement aidé·e à comprendre ses ramifications. Je vous propose ici une définition de la foi à l’intersection des mouvements sociaux. La foi reste quelque chose de très personnel et difficilement délimitable, mais ici ma compréhension s’ancre dans mes lectures de Rosemary Radford Ruether.

Qu’est-ce que la foi ? Alex et Laurie l’ont nommé, il s’agit d’une croyance. À nouveau, au-delà des modèles monothéistes dominants qui la limitent à la croyance en un seul Dieu, la foi peut prendre diverses formes. Pour moi, en son centre, elle est un sentiment, une manière de ressentir l’espoir et d’approcher le futur. Elle est un principe métaéthique, c’est-à-dire qu’elle est un fondement ressenti d’un individu qui l’amène à construire sa vision du monde et le guider son comportement éthique dans celui-ci.

Une éthique, un engagement et une révolte féministe naissent généralement d’une dissonance affective[6]. L’état présent des rapports genrés ne nous satisfait pas : il est injuste. Il ne nous rend pas justice à nous-mêmes et aux autres. Il fait du mal à celleux que nous aimons et, plus encore, à toustes. Ce sentiment prend naissance dans nos tripes comme nos têtes : les choses pourraient être autrement. Nous rêvons d’un futur féministe. Notre désir de créer mieux, qui motive tout mouvement social, provient donc d’une observation d’un présent insatisfaisant.

Cette dynamique, cet élan de justice, Ruether le nomme le « principe prophétique ». Pour elle, il s’agit d’un principe fondateur et central au Nouveau Testament et donc au christianisme. Elle situe son apparition historique dans la conscience des sociétés dites occidentales avec l’émergence du judaïsme antique. En effet, avec comme narration centrale la libération de l’esclavage des tribus d’Israël, le judaïsme ancien met l’accent sur une réorganisation sociale et une justice soutenue par Dieu. Ce que le prophète Jésus amène comme réforme au judaïsme, c’est d’étendre ce mouvement de libération des structures injustes en dehors de la pensée tribale juive. Toustes peuvent accéder à la libération et la justice, en particulier les plus démuni·e·s, celleux marginalisées et appauvris par les structures humaines. 

Confronter l’ordre établi injuste et viser le changement sont donc centraux aux revendications des féministes chrétiennes. Dans l’histoire de l’Europe et de l’Amérique du Nord, observe-t-on, nombreux mouvements féministes et mouvements sociaux ont eu et ont encore une base chrétienne. La foi comme moteur d’un engagement social permet d’être en contact avec deux temporalités en soi. Celle de la rage, de la colère et de la tristesse face aux injustices du présent et celle de l’espoir, de la joie et de la créativité d’un futur meilleur.

Évidemment, ma définition est très chrétienne ici. Elle me paraît toutefois importante pour tempérer les discours simplistes anti-religieux de bien des féministes athées. Retracer l’histoire des féminismes à travers celle des spiritualités permet d’observer que l’on hérite de bien des notions chrétiennes dans nos mouvements contemporains. Se rappeler cet héritage, en particulier pour les féministes blanch·e·s athées, est essentiel afin de s’ouvrir aux héritages spirituels des autres cultures. Incarner le changement et être le vecteur du principe prophétique, cela évolue à travers le temps. À nous de s’écouter, de bâtir les ponts et être spirituellement solidaires dans notre transformation commune et diversifiée.

Merci à la gang de toutEs ou pantoute de m’avoir donné l’opportunité de partager mes connaissances et mes réflexions et à mon ami·e arkadi pour la relecture attentive. »

Signé : Marie-Michèle Beaudoin (IG: @ultralaviolette)


[1] Le terme croyant·e réfère ici aux personnes croyant en l’existence de ou des formes de divinités. Agnostique quant à lui désigne les personnes sceptiques ; n’ayant pas de croyances fermes ou croyant que nous ne pouvons prouver l’existence du divin ou de Dieu·e. Le terme athée, finalement, désigne les personnes ne croyant pas en Dieu·e.

[2] https://www.paganfederation.org/

[3] https://cog.org/

[4] C’est en tout cas la posture que décident de choisit l’auteur Ehtan Doyle White dans son étude du mouvement Wicca : (2016). Wicca: History, Belief, and Community in Modern Pagan Witchcraft. Sussex Academic Press. Portland, 275p.

[5] Guy Ménard. (1994), « Le nœud de paille et la statue équestre. Considérations sur l’obscur objet du regard religiologique », Religiologiques 9, p.1-14 : https://www.religiologiques.uqam.ca/no9/menard.pdf

[6] Le terme « dissonance affective » et ma compréhension de sa puissance dans les mouvements féministes provient d’un article sur les solidarités affectives de Clare Hemmings : (2012) « Affective solidarity – Feminist reflexivity and political transformation » (2012), Feminist Theory 13(2), p.147-161 : http://fty.sagepub.com