S3E5 – Éthique et travail du care avec Cécile Gagnon

Segment 1 : Introduction

Laurie : allô allô à toutes avec un criss de gros E à cause c’est toujours ben la base essayer d’inclure tout l’monde! Pour celleux qui nous écoutent pour la première fois, toutEs ou pantoute, c’est comme la psy que tu paies de ta poche pis à laquelle tu parles juste des problèmes de gestion d’émotions des dudes qui t’entourent pour ensuite les aider à les régler en bonne personne élevée pour prendre soin des autres à ses dépends.

Alexandra : Aujourd’hui, on commence notre bloc de 2 épisodes sur le soutien radical. On parle de travail et d’éthique du care avec Cécile Gagnon, candidate au doctorat en philosophie, Université de Montréal. Après l’entrevue, on va continuer à parler de notre rapport à la mort et la maladie, et de bienveillance dans nos milieux queers et féministes. 

Laurie : Pis on va conclure avec une participation spéciale mais récurrente de toutEs ou pantoute revisitée, à la fin de l’épisode. Une collaboration qui nous fait tripper ben raide pis qui va vous faire regretter d’avoir fait stop avant la fin si jamais c’est votre genre. 

Alexandra : On commence cet épisode drette là, à la vitesse où les femmes blanches de classe moyenne ont confié leurs enfants et le ménage de leurs maisons à des femmes racisées quand elles ont eu accès au monde du travail! Ouch hein! Moyennement drôle… Ici Alexandra Turgeon… 

Laurie : …et Laurie Perron!

Alexandra : Vous écoutez toutEs ou pantoute!

Segment 2 : Présentation de la thématique et de l’invitéE

Laurie : Tout au long de la saison, on va explorer les thèmes choisis en les étirant sur deux épisodes, qui vont en explorer des facettes différentes, mais toujours avec la même approche féministe, queer, et interrégionale. L’un des épisodes va être plus intello-recherche-philosophique-remise en question de toute, et l’autre plutôt créatif-artistique-féérique. 

Laurie : Aujourd’hui, c’est Alex qui prend le lead, avec un épisode ancré dans son univers nerd et émotif. 

Alex : let’s go, on part! Mais avant, si vous voulez encore plus d’épisodes de toutEs ou pantoute où on continue de jaser des mêmes sujets sur des angles différents, considérez vous abonner à notre Patreon, au Patreon.com/toutesoupantoute! Ça commence à 3$ par mois, pis on a des bonus pas mal à tous les mois, pis on y est plus décontrac’, plus personnellEs (encore!) et on dit ce qu’on a pas eu le temps de dire dans les épisodes réguliers.

Laurie : Si jamais vous avez peur de l’engagement, comme moi, vous pouvez aussi nous faire des dons non récurrents si vous avez peur de l’engagement, les liens pour ce faire sont dans les notes de l’épisode! Pis aussi vous pouvez juste être là pis écouter, c’est déjà vraiment génial, pas de pression! 

Alex : Ça fait longtemps qu’on voulait parler de care à toutEs ou pantoute. L’éthique du care, c’est un point de départ pour beaucoup de mes réflexions féministes en ce moment, mais j’avais besoin de mieux la comprendre, de me la faire expliquer par une pro du sujet, finalement. Dans notre société obsédée par la réussite individuelle et l’amas de capital, l’éthique du care offre un changement de focus complet. Ça permet de nous regarder en pleine face pis de nous voir pour ce qu’on est : des êtres sociaux, qui sont aussi des êtres de besoin. Et personnellement, étant une personne qui se sent toujours anxieuse et coupable de pas être capable de tout réussir toute seule, ben ça fait du bien en maudit de se faire dire que c’est yink normal. 

Pis les réflexions sur le care, c’est pas juste théorique, c’est aussi super concret. Ça permet de parler des iniquités de charge au sein des familles, des classes sociales, de la façon dont on gère nos hôpitaux, nos CHSLD, etc. C’est vraiment une discussion importante pis je suis contente qu’on l’ait enfin!

Je vous présente mon invitée d’aujourd’hui, je parle à Cécile Gagnon. Cécile détient un certificat en science politique ainsi que d’un baccalauréat et d’une maîtrise en philosophie. Elle est doctorante en philosophie à l’Université de Montréal. Elle s’intéresse aux théories féministes et plus particulièrement, aux éthiques du care et écoféministes.

Ses travaux visent à développer une théorie de la justice sociale capable de critiquer les rapports de domination (genrés, raciaux et environnementaux) qui maintiennent en place un système économique qui reproduit des injustices autant économiques, politiques que climatiques, qui sont vécues de façon démesurée par les femmes et les personnes racisées. Intéressant, n’est-ce pas?

Laurie : Oh criss, oui!

Alex : C’est aussi une excellente vulgarisatrice, et elle m’a énormément éclairée sur ce qu’est le care, tant concrètement que théoriquement, sur pourquoi et comment les personnes les plus vulnérables continuent de porter le fardeau du travail de care des plus privilégiées, et quelles peuvent être des façons de créer une société qui valorise le care et la sollicitude. 

Avertissement: cette entrevue comprend un mode d’emploi pour la révolution. Voici ma discussion avec Cécile Gagnon!

Segment 3 : Entrevue avec Cécile Gagnon

Alexandra : Allô, Cécile Gagnon! Bienvenue à ToutEs ou pantoute!

Cécile : Bonjour! Merci de l’invitation.

Alexandra : Merci beaucoup d’être là. On a le goût de commencer par le commencement, parce que je pense qu’on est peut-être une gang à être un peu mêlée par rapport à la grosse base, par rapport au care, sa définition. Parce que le care, ça peut être vu comme étant une éthique, ça peut être vu comme étant des actions de soins, une philosophie. C’est quoi, en fait, le care?

Cécile : C’est une belle question! C’est une grosse question, puis, en fait je te dirais que c’est tout ça à la fois. Le care, en fait, c’est deux choses : ça réfère aux soins, donc à l’action de prendre soin, « take care » en anglais, l’action concrète, le travail de la prise de soin. Ça réfère aussi au souci, donc à la sollicitude, à la bienveillance. En éthique, on va dire le sentiment moral de se soucier de, « to care for ». Selon les ethiciens du care, de ce sentiment, de ce souci émerge une responsabilité éthique qui se développe toujours sous fond d’une prise de conscience, d’une reconnaissance, d’une prise au sérieux du caractère vulnérable et relationnel de la vie humaine. Le point de départ des théories du care sont en fait les concepts de vulnérabilité et de dépendance. Si on distingue souvent la vulnérabilité dans les éthiques du care, je rentrerai pas là-dedans, mais y’a une des deux formes de vulnérabilité qu’on appelle « ontologique » en philosophie, mais qu’on pourrait aussi appeler une vulnérabilité ordinaire, fondamentale, qui est ni accidentelle, ni ponctuelle, qui en fait, tous et toutes, nous dépendons, au quotidien, de façon très ordinaire, du soin et du souci des autres. On la dit ordinaire ou fondamentale parce qu’elle est indépassable : à tous les jours, il faut que mange trois fois par jour, il faut que je dorme, faut que je fasse le ménage chez moi, bon, j’ai toujours besoin d’un minimum de personnes ou de réseau autour de moi. 

Alexandra : C’est intéressant ce que tu dis parce que justement, quand on parle de vulnérabilité, on pense aux enfants et aux personnes âgées, mais ça nous ramène au fait que toute personne est vulnérable et donc, dépendante. 

Cécile : Cette vulnérabilité va évidemment varier au cours de la vie. Évidemment, j’étais plus vulnérable quand je savais pas encore parler ou marcher, je vais l’être plus quand je vais vieillir et peut-être devenir malade, si je subis un accident… bon, évidemment, elle varie au cours de la vie, mais on a quand même cette vulnérabilité-là fondamentale qui est le lien commun entre tous les individus et quand on réalise cette vulnérabilité, on réalise aussi notre interdépendance, on réalise l’importance des réseaux sociaux, de soutien, autant au niveau familial qu’économique, au niveau social. Dans mon cas, en tant que citoyenne, si je veux être capable de pouvoir me déplacer dans la ville, de faire des études, de voter, de m’acheter de l’épicerie, avoir un loyer, bon, vraiment pouvoir être une citoyenne qu’on va dire autonome, ben je dépends des réseaux de relations complexes. Selon les éthiciennes du care, c’est cette prise de conscience-là qui nous amène à développer la responsabilité éthique à se soucier d’autrui et à prendre soin aussi d’autrui. 

Alexandra : C’est full intéressant ! Pis pourquoi c’est important de parler d’éthique du care pis de care en général en lien avec le féminisme ? En quoi c’est genré comme problématique, pis comment l’inégalité de la répartition de la charge de care dont tu parlais va nuire à certaines personnes plus qu’à d’autres. 

Cécile : Le care, on réfère traditionnellement, dans sa définition, à trois grands types d’activités. Il y a les soins directs à la personne, donc autant les soins physiques, laver, nourrir, Les soins psychologiques, écouter, rassurer, les soins affectifs, aussi, les soins un peu plus détachés, mais comme faire un lift chez le médecin, faire les commissions, ce genre de soins directs à la personne. Y’a aussi ce qu’on entend dans le care, tout ce qui est le soin ou l’entretien de l’environnement pis du milieu de vie dans lequel les gens vivent, donc dans la sphère domestique, c’est facile de penser à faire la vaisselle, le ménage, mais c’est aussi, à plus large échelle, dans des bureaux, ça va être de faire l’entretien ménager, dans un hôpital, ça va être s’assurer que tout est propre constamment, dans la ville, aussi, c’est de s’assurer que les lieux sont viables en ramassant les déchets. Y’a tout ce travail affectif de s’assurer que les réseaux informels de personnes, les liens intimes, mais aussi professionnels entre les personnes sont maintenus et sont, pour le dire très bêtement, agréables, pour qu’on puisse maintenir les réseaux de relations.

Alexandra : C’est fou, hein, c’est énorme comme charge, on dirait que quand tu les énumères comme ça, c’est vraiment comme le ciment de notre société. 

Cécile : Et là, ça m’amène à pourquoi est-ce un enjeu féministe? Ben toutes ces tâches-là ont historiquement été vues comme un travail non-productif. On a le travail productif dans le monde du travail, la sphère économique, où on a des biens et services qu’on échange, qu’on produit et qu’on vend, et y’a le travail non-productif, celui qu’on fait dans des relations intimes. La relation par excellence qui est comme la caricature d’une relation de care, c’est la relation mère-enfant, donc c’est un travail qui a été historiquement associé aux femmes, c’est un travail qui a été relégué dans la sphère privée, qui a été invisibilisé, non-rémunéré, fourni souvent sous forme de dons, comme si c’était quelque chose que les femmes devaient à leurs familles, ce qui a permis un évitement de la prise en charge de ce travail-là par les plus privilégiés, par les hommes, et là, on pourra revenir que c’est pas simplement les hommes et que c’est pas simplement les femmes, mais le travail de care est tombée des épaules d’un certain groupe ou de certaines personnes en particulier, ce qui fait que tout ce travail de care, qui permet le maintien et le développement de l’autonomie de certains citoyens, parce que c’est pas tout le monde prend un peu soin les uns des autres, donc on a des échanges relativement réciproques, ben on s’est retrouvé dans des situations où l’autonomie de certains, les hommes blancs cis pour y aller très grossièrement, reposent sur le sacrifice de l’autonomie d’un autre groupe, les femmes, et les personnes racisées, on y reviendra. Pourquoi? Ben parce qu’on a créé, et là, je reviens à ce que je disais au début, une deuxième forme de vulnérabilité, qui est une vulnérabilité circonstancielle, qui en fait, là, on exacerbe la dépendance de certaines personnes. On exacerbe la dépendance des femmes parce qu’elles se retrouvent parfois dépendantes au niveau économique si elle n’a pas de job ou si elle a une job à temps partiel. Les préposé.es aux bénéficiaires, on connaît leurs conditions salariales, leurs conditions de travail…

Alexandra : C’est des métiers qui sont pas bien rémunérés, qui ont des mauvaises conditions.

Cécile : C’est pas des métiers qui sont bien rémunérés, donc on a une vulnérabilité qui devient économique, politique, aussi, parce que leur travail n’est pas bien reconnu, donc ils ont pas une voix très écoutée dans la sphère publique. On vient créer des nouvelles formes de vulnérabilité qui nuisent à l’autonomie de ces personnes-là responsables du travail de care. C’est en ce sens que c’est un enjeu féministe.  

Mais, c’est très caricatural de dire Femmes VS Hommes, parce que les premiers travaux sur le care ont été développés par des féministes matérialistes dans les années 70, qui était des féministes blanches, matérialistes, qui ont développé une critique tout à fait légitime de la division du travail, mais le care, en fait, est de plus en plus repris et travaillé par des féministes noires décoloniales, qui montrent que c’est non seulement un travail qui a été assigné aux femmes, mais c’est aussi une division du travail qui a été complètement marquée par les rapports raciaux et coloniaux, autant à l’échelle nationale, dans un pays ou par exemple, au Québec, qu’à des échelles internationales, y’a une division qui est à la fois sexuelle, mais raciale, du travail de care. Donc, j’ai le goût de juste nommer l’ensemble des femmes qui travaillent sur le care, c’est toutes des féministes décoloniales ou antiraciales, sont toutes connues, en plus, c’est Patricia Hill Collins, Soumaya Mestiri, Elsa Dorlin, Évelyn Nakano Glenn. Au Québec, on a Naïma Hamrouni pis on a Agnès Berthelot-Raffard. Vraiment, le care, oui un enjeu féministe, mais aussi, un enjeu décolonial.

Alex : Les enjeux de care sont là dans la sphère privée, mais ça déborde énormément, pis ça déborde des frontières pis ça devient un enjeu global, en fait, parce que, comme tu disais, les femmes blanches ont maintenant accès à la sphère du travail pis à des privilèges qui étaient auparavant réservés aux hommes fait que ça fait un effet de déplacement, pis plus t’es considéré comme une personne vulnérable dans la hiérarchie sociale, plus le fardeau du care te revient sur les épaules… Est-ce que j’ai raison de voir ça comme ça?

Cécile : Oui, pis en fait, on parle souvent de l’entrée des femmes sur le marché du travail, ça c’est arrivé dans les années 60-70 au Québec, on parle des femmes blanches, quand on dit ça. Les femmes racisées, les femmes migrantes devaient déjà travailler et faire le travail de care parce qu’elles étaient déjà marginalisées au point de vue économique dans notre société qui les forçait à travailler à l’extérieur de la maison. Ça a pas débouché quand les femmes privilégiées comme moi, de milieux bourgeois sont arrivées à la maison le soir, elles se sont assises avec leur mari, pis elles ont dit « bon, ben à partir d’aujourd’hui, un soir sur deux, tu fais la vaisselle, tu fais les lunchs, les draps c’est toi qui les laves et moi je vais tondre la pelouse le samedi ». On s’entend que c’est pas ça qui s’est passé, parce que les normes du travail, les exigences du marché du travail ont pas été changées, elles, donc le modèle du travailleur qui avait été bâti sur l’idée que monsieur venait travailler X nombre d’heures pis que y’avait quelqu’un à la maison qui allait s’occuper qu’il soit lavé, nourri, puis que ses chemise soient repassées, ben ce modèle-là, avec les heures de travail, les environnements de travail, comment ils sont pensés, ça, ça a pas changé. Fait que les femmes blanches sont les pointées du doigt ou les traitées de coupables dans des structures internationales inégalitaires, elles ont dû quand même s’adapter à ces milieux-là, à ces exigences, donc c’est pas une meilleure division du travail au sein de la sphère privée pour les tâches de care, mais plutôt une délégation de ces tâches, et à qui elles ont été déléguées, ces tâches-là? À des femmes plus vulnérables. Dans les dernières 10 à 30 années, on a vu émerger un système de ce qu’on appelle une « chaîne mondiale de care », où des femmes de pays plus dépendants au niveau économique, et là l’exemple paradigmatique sont les Philippines, mais des femmes qui ont des formations professionnelles comme ingénieures, comme professeures, ont de la misère à se trouver un emploi, ou réalise que c’est plus payant pour elle de se faire engager par des agences à l’international et de devenir nounou dans des foyers occidentaux privilégiés pour aller s’occuper d’enfants du Nord global, pour le dire rapidement. Alors ces femmes quittent leur pays, viennent comme migrante temporaire, sans statut permanent, habiter dans des foyers de personnes privilégiées, prendre en charge le travail de care de ces personnes-là, et elle, délègue leur propre responsabilité de care, parce qu’elles ont souvent des enfants, à des femmes encore plus vulnérables chez elles, qui quittent leurs milieux plus ruraux. Il y a donc une délégation tout le temps à des femmes plus vulnérables des tâches de care, parce qu’en haut de l’échelle, les femmes privilégiées n’ont pas réussi à rééquilibrer la division du travail, mais ont juste pu la déléguer à plus vulnérable. 

Alex : C’est vraiment décourageant… Mais tu le dépeins super bien, pis je le vois comme une longue ligne de dominos qui tombent un après l’autre. « Toi, occupe-toi de mes enfants, toi occupe-toi de mes enfants » à l’infini.

Cécile : C’est que le problème, en plus, là-dedans, et ça, je pourrais en parler des heures, mais c’est que ces femmes-là arrivent sans statut, elles sont engagées par des agences, elles habitent dans les familles, donc elles peuvent pas bouger, elles sont pas reconnues, elles sont pas des citoyennes, elle travaille 24 heures sur 24, elles habitent sur leur milieu de travail, donc il y a des abus économiques, psychologiques, sexuelles qui arrivent. Dans certains pays, les femmes ont pas le droit de sortir, elles se font arrêtées quand elles sont pas chez elles. Elles sont considérées comme illégales quand elle ne sont pas chez leurs employeurs, donc elles deviennent, c’est pas mon expression, mais c’est de l’esclavage moderne. 

Alex : Si on essaie de regarder, justement, en parlant un peu plus des enjeux économiques, je sais que une des revendications par rapport au care, c’est de rendre justice à l’importance du care pis de le visibiliser pis le considérer comme un travail réel, comme tu disais, ça été un peu dans les revendications des féministes matérialistes de le considérer comme un travail aussi productif au sens de la production capitaliste, mais y’a plusieurs mouvements qui revendiquent pour que le travail du care soit mieux rémunéré ou, dans certains cas, rémunéré tout simplement. Je sais que c’est pas tout le monde qui réfléchit au care qui est d’accord à ce sujet-là pis qui pour certaines, c’est pas la solution de monnayer le travail du care. Est-ce que tu peux nous en parler un peu, de cette tension-là?

Cécile : Oui, c’est un enjeu tellement délicat, pis même entre féministes du care, c’est des gros débats. Le danger, en fait, de monnayer le care, comme si c’était un bien de consommation, donc un service ou un produit comme les autres qui passent par le libre-marché capitaliste, ben c’est de cristalliser la division sexuelle du travail. En disant « mesdames, nous allons reconnaître ce que vous faites au sein du foyer », c’est un peu renforcer les stéréotypes sur la féminité, de lier les femmes aux émotions, au souci et à la bienveillance. Donc, c’est dans ce sens-là qu’on va plutôt dire qu’il ne faut pas le voir comme un bien ou un service monnayable, mais vraiment plus comme une responsabilité collective de justice sociale qui doit être discutée démocratiquement et pas simplement le garder dans la sphère privée. Quand on le voit comme ça, on voit bien que de rééquilibrer la division du travail productif versus travail de care ne peut pas simplement passer par acheter le care dont on a besoin, on vend nos services de care. C’est beaucoup plus gros, parce qu’en fait, ce qu’on veut, c’est d’arrêter que les plus vulnérables se sacrifient, sacrifient leur force de travail pour prendre soin des plus puissants. Pis là, le libre-marché peut pas réguler ce genre de division-là, qui est quand même déjà traversé par des stéréotypes sexistes, raciaux, mais aussi parce que le care en soi est pas un bien ou un service comme les autres. Par exemple, le libre-marché prend toujours pour acquis une égalité entre les personnes qui vont faire des échanges. Pourtant, quand on parle de relation de care, de combler un besoin, ben on est toujours dans des relations asymétriques. Y’a l’idée aussi que le marché est incapable de prendre en compte tout ce qui est attachement ou émotion entre les agents : c’est supposé être des agents isolés, qui font des échanges très froid de « j’ai besoin de ceci, je t’achète ceci », alors que, ben si moi je prends, pour exemple, soin d’un amie ou de mon frère, je le fais parce que je me soucie d’eux, parce que c’est émotionnellement motivée, ça rentre en ligne de compte. Comment je monnaye ça, la façon dont on va penser ça? C’est un peu étrange de dire qu’on va payer une mère pour prendre soin de son enfant. Y’a quelque chose qui fonctionne pas, instinctivement, quand on le dit comme ça. On voit que c’est pas ça…

Alex : C’est pas ça, la solution. 

Cécile : C’est ça. D’autres raisons pour lesquelles, pour moi, c’est pas monnayable, ben y’a l’idée que tout le temps, le libre-marché suppose une parfaite information de tout le monde. Tous les agents sont isolés, ils ont besoin de personne et ils vont chercher les produits dont ils ont besoin, alors que là, on l’a dit, on est constamment dépendant des réseaux d’interdépendance, on a tout le temps besoin un peu d’autrui pour aller chercher des informations, trouver des ressources, c’est beaucoup plus difficile, des fois, de savoir vers quel service social se tourner, l’accès aussi à la compréhension de la bureaucratie, c’est plus compliqué que des échanges entre des agents isolés qui sont parfaitement au courant de ce qui se passe et de ce dont ils ont besoin. Mais y’a aussi l’idée que, comme on l’a dit, qu’on est toujours dépendant des réseaux de relations, qu’on veut maintenir ces réseaux de relations-là, parce qu’on prend conscience de leur importance, donc y’a la dimension qui est relationnelle, à la nature humaine, mais y’a la dimension temporelle du care qui fait que c’est pas simplement mes besoins que j’ai besoin de combler, j’essaie de voir quels sont mes intérêts, moi, dans le moment, mais aussi dans le futur, et quels sont leurs besoins aux gens autour de moi et quels sont leurs besoins dans le futur. Donc ça c’est quelque chose qui ne peut pas rentrer dans une logique de marché, finalement, je pense que ça c’est le plus clair, la crise dans CHSLD, avec la COVID est la meilleure illustration, c’est que le libre-marché fonctionne en fonction d’efficacité. Quelle est la meilleure façon d’atteindre nos fins? Le moindre coût, disons. Quels sont les meilleurs moyens d’atteindre un but, de remplir, de combler un besoin? Donc, c’est pas se rendre plus rapidement à l’objectif idéal, c’est de s’assurer que la relation de soin, la façon d’apporter le soin a rendu la personne qui est en position de vulnérabilité confortable et qu’on a répondu à ses besoins. Ses besoins sont pas nécessairement de manger au plus vite, mais de s’assurer qu’elle a réussi à le faire, par exemple, dans les CHSLD, dans toute sa dignité, sans en avoir partout, sans avoir de difficulté à le faire. Souvent, des relations de care impliquent, de par leur essence même, de prendre le temps, d’écouter pour savoir ce dont la personne a besoin, parce que c’est pas parce que moi j’ai besoin de quelque chose dans une situation similaire que toi, t’aurais besoin de la même chose, c’est aussi, des fois, justement, on a besoin d’être écouté, c’est des besoins affectifs et relationnels qui ont besoin d’être comblés, donc penser à des logiques d’efficacité du moindre coût fonctionne pas du tout lorsqu’on veut essayer de faire des échanges ou de penser à comment distribuer les responsabilités de care. 

Alex : C’est drôle parce que tout ce que tu nommes, toutes les raisons pourquoi le care peut pas rentrer dans une logique de marché, sont juste des arguments pourquoi la logique de marché est complètement illogique comme, en général, t’sais, la nourriture devrait pas rentrer dans une logique de marché, le logement devrait pas rentrer dans une logique de marché, y’a tellement de choses qui sont…

Cécile : Mon petit côté 2012 te dirait l’éducation ! (Rires)

Alex : L’éducation ! Les médicaments, les soins dentaires… rien devrait rentrer dans une logique de marché.

Cécile : Tu vois, quand tu dis les médicaments, les soins dentaires, donner ces services-là, ça ne devrait pas être des assurances pour des personnes particulières. Être une personne vulnérable, c’est pas particulier, c’est la condition normale. Si y’a des personnes qui s’affiche comme étant indépendantes ou parfaitement autonomes, un exemple très grossier, un PDG d’entreprise. Cet homme-là, c’est le summum de l’autonomie, il est membre de plein de conseils d’administration, il run sa compagnie… ben y’a une secrétaire qui a pris ses rendez-vous, y’a quelqu’un qui fait l’entretien ménager de son bureau, y’a quelqu’un qui s’assure qu’il a toujours de la bouffe à ses rencontres quand il va aller en réunion, y’a quelqu’un à la maison qui va s’assurer que le ménage est fait, quelqu’un qui s’occupe que ses enfants soient élevés. En fait, c’est la personne qui est au milieu de la plus grande toile d’araignée de relations, et au contraire, c’est toujours un exemple que j’aime donner, une personne au paradigme de la dépendance, une personne sur le bien-être social, on va se dire « ben, elle dépend de l’état, elle est dépendante de nous, de la société ». En fait, elles sont pas dans une toile d’araignée de relations, elles sont isolées. Les personnes plus indépendantes, disons, sont vraiment les plus vulnérables. 

Alex : C’est vraiment important de réajuster cette image et cette conception vraiment centrale dans notre espèce de mythe de société contemporaine. 

(Intermède musical)

Alex : Justement, pour terminer, parce que tout ça nous met face à un constat clair… ça marche pas ! On est toutes et tous des êtres dépendants, on a une responsabilité, un devoir moral d’entretenir nos relations, de prendre soin des autres, on est tous des êtres vulnérables. Y’a plusieurs façons dont on peut faire entrer cette vision-là, cette éthique du care, dans nos sociétés pour en faire une société plus juste et bienveillante, comme tu disais. Ça ressemblerait à quoi, une société où on valoriserait le care et où on serait moins niaiseux par rapport à toi. 

Cécile : Évidemment, quand je dis que ça doit devenir une responsabilité collective, c’est dans le sens… ce que je dis, c’est que tout le monde va pas prendre soin de tout le monde. On s’entend, ça serait trop rapide, ça serait un peu niaiseux de le comprendre comme ça. Mais c’est de se dire, en ce moment, le care, c’est quelque chose qu’on a caricaturé, qui est de l’ordre de l’intime, du privé, que c’est des considérations personnelles pour savoir qui prend soin de qui pour chaque personne. En ce moment, le care est confiné dans la sphère privé, de la famille, qui est caricaturalement aussi, est toujours considéré comme apolitique, qui est à l’extérieur de la société. La première chose, quand je dis que ça doit devenir quelque chose de collectif, une question de justice sociale, c’est de sortir les questions de care de la sphère privée et d’en faire un enjeu public et collectif. Comme je disais tantôt, quand on réalise qu’on est tous vulnérables, par exemple au niveau des médicaments, des soins de santé, c’est pas juste pour les plus dépendants, pis c’est pas aussi pour les plus dépendants au niveau social, parce que souvent les prestataires de soins, les préposés aux bénéficiaires, les gens qui font de l’entretien ménager, c’est aussi des gens très dépendants de l’état ou des services sociaux parce qu’ils vivent des situations de précarité économique, politique aussi. Quand on se dit que les situations de care ne concernent juste les personnes à situations particulières, mais concerne tout le monde, ben là, on en fait un enjeu collectif qui concerne tous et toutes, donc évidemment, ça veut dire qu’on va devoir changer la façon dont plusieurs institutions sont construites, sont pensées. Y’a toute la question de l’éducation, de la santé, les questions entourant la famille, par exemple les services de garde, mais c’est tout le monde du travail qui doit être changé, aussi. On peut plus avoir les mêmes exigences, faut revoir la conciliation travail salarié/travail de care, faut revoir le nombre d’heures, revoir l’accessibilité aux services de garde dans le sens où par exemple, en milieu de travail, les avoir 24h/24. Revoir l’aménagement, aussi, ben peut-être que de travailler à l’autre bout de la ville, loin de la ville, loin de l’école fonctionne pas. De revoir aussi, des fois, littéralement, l’aménagement des villes, l’aménagement de l’horaire de travail pour faciliter la conciliation travail de care/travail salarié. Ça doit plus être des congés sans soldes si une mère doit aller chercher l’enfant à l’école parce qu’encore une fois, c’est toujours la mère qui va y aller en premier, ou ça doit plus être un casse-tête de devenir proche-aidant quand un parent devient malade, « Ah, là, t’as peut-être le droit à des prestations » … Ça doit plus devenir un casse-tête, ça doit faire partie de la vie du travailleur, on doit prendre pour acquis que y’a ces responsabilités-là qui vont lui incomber inévitablement. On doit donc revoir notre organisation du monde du travail, pis aussi, c’est revoir toute notre compréhension de la démocratie. En ce moment, dans nos institutions autant formelles qu’informelles, au niveau politique, ben on se dit tout le temps « qui doit parler quand il y a des enjeux de société », ben c’est des citoyens autonomes. Et qui ne sont pas des citoyens autonomes ? C’est les personnes dépendantes, donc les prestataires de care et les principaux bénéficiaires de care. Un exemple, encore relié à la crise dans les CHSLD, mais qui on a pas entendu parler dans les deux dernières années sur comment on devait réaménager ou repenser la façon dont les soins sont prodigués, c’est les prestataires, donc les préposéEs aux bénéficiaires, on les a pas beaucoup entendu parler sur ce dont elles avaient besoin, qui sont majoritairement, il faut le souligner, des personnes racisées, souvent des femmes et pas des citoyens et des citoyennes permanents au Québec, donc complètement invisibilisés dans les débats politiques. Et qui d’autre a été invisibilisé ? Les bénéficiaires. Les personnes dans les CHSLD ont jamais été consulté sur ce dont ils avaient besoin. Moi, je vais toujours me souvenir, j’avais entendu d’une personne qui vivait en CHSLD, et là je dis pas qu’elle est représentative de tous et toutes là-bas, mais ça m’avait tellement marqué, elle avait dit : « vous savez, moi si on m’avait donné le choix, de m’isoler pis de pas voir ma famille, ou de les voir pis de peut-être mourir de la COVID, j’aurais choisi de les voir plutôt que d’être isolée pendant des mois. » Je dis pas que c’est représentatif, mais je me dis, moi ça a vraiment raisonné dans ma tête, pis ça m’a fait réaliser à quel point on avait jamais entendu ces personnes-là, et on les a toujours pas entendu deux ans plus tard, sur quels sont vos besoins ? Dans la discussion démocratique, de plus voir la dépendance comme quelque chose qui nous empêche, qui sape notre agentivité politique, mais plutôt quelque chose qui nous aide à discuter de l’organisation du travail, de l’organisation des relations de care. Une société du care, c’est une société qui a des changements au niveau des institutions de santé, d’éducations, mais des institutions du travail et des institutions politiques.

Alex : J’ai tellement hâte à la révolution ! On a un mode d’emploi, reste plus qu’à foncer dans le tas (rires). C’est pas les personnes au pouvoir qui vont nous aider là-dessus.

Cécile : (rires) Ben je sais pas, le care est devenu très à la mode dans les dernières années, et pourtant, j’ai l’impression que y’a personne qui l’a utilisé dans des chroniques, t’sais, nos politiciens avaient jamais lu sur le concept.

Alex : Merci vraiment pour ton expertise incroyable, pour ton temps, pis pour avoir fait la lumière sur ce concept complexe, mais parce qu’il est tentaculaire, en fait, il est partout. On va mettre des liens vers tes projets, tes plateformes dans les notes de l’épisode pour que nos auditeurices puissent te retrouver. Merci d’être passée à ToutEs ou pantoute !  

Cécile : Merci à vous pour l’invitation, ça m’a vraiment fait plaisir !

(Intermède musical)

Segment 4 : Retour sur l’entrevue avec Laurie et Alexandra

Laurie : Ayoye, mais quelle entrevue ! Je suis enfin prête pour la révolution du care ! 

Alexandra : Yes ! Merci encore Cécile pour ton temps et ton expertise. Pour le reste de l’épisode, j’ai pensé parler des réflexions de deux autrices qui m’ont beaucoup fait réfléchir. Je veux parler encore du mythe de l’indépendance dont parlait Cécile, parce que c’est ma nouvelle passion, mais en apportant la thèse du mépris du corps de Naïma Hamrouni. Et je veux qu’on parle un peu des réflexions de Kai Cheng Thom sur l’amour, la bienveillance et l’imputabilité dans les milieux queers et militants. 

Laurie : Yes !

Alexandra : Un des aspects super concrets des réflexions autour du care, c’est tout ce qui a trait au travail de soin, pis de soin du corps, en particulier. Cécile en parlait, on pense souvent à ces soins là en considérant l’importance de s’occuper des enfants et des personnes âgées, mais ça concerne tout le monde, tout le monde est vulnérable, tout le monde a un corps. Pis malgré les conversations qu’on a de plus en plus au sujet du care, la partie la plus invisible du travail du care qui s’effectue dans nos sociétés, c’est le soin aux soi- disant indépendants, comme elle disait.

J’ai le goût de vous encourager à écouter l’entrevue que Laurie a faite avec Sonia Palato sur l’autonomie corporelle dans la saison 1, pis l’entrevue que j’ai fait avec Nesrine Bessahi au sujet de la périnatalité pour entendre des pros en parler plus longuement de tout ça, mais ce qu’elles nomment, c’est que dans notre époque moderne et rationnelle, on a comme perdu un contact direct, pis une connaissance précise, de notre corps, de comment il fonctionne, de comment en prendre soin. On a tendance à remettre ces connaissances et ces soins-là dans les mains d’autrui. Elle note un acharnement historique des hommes à s’élever au-dessus de leur animalité et on a tendance à voir notre corps comme un reflet de notre animalité, pis on est convaincu qu’on est au-dessus de tout ça.

Laurie : On en parlait avec Belle Grand Fille aussi, d’ailleurs, dans un autre épisode à écouter. On commence à avoir parlé d’une couple d’affaires, hein…

Alexandra : (Rires) Ces temps-ci je pense beaucoup à la mort et à la maladie, pis à notre façon de gérer ça dans notre société moderne et laïque, pis je trouve que tout ça s’y rattache. On a vraiment peur de la mort comme société, on sait pas quoi faire avec ça, et la médecine moderne s’acharne à tenir la mort et à la maladie le plus loin possible de nous. On prend des pilules dès qu’on a mal à quelque part, on fait du déni par rapport à ça. Je sais pas si ça te sonne des cloches.

Laurie : On veut pas être mal parce qu’en effet, c’est mal vu.

Alexandra : Aussi, ouais, ça paraît pas bien. Charlotte Perkins Gilman, qui est une intellectuelle féministe américaine, disait qu’on n’est confrontés à notre humanité, c’est à dire notre existence biologique avec un début et une fin, très rarement dans une vie. C’est vraiment rare qu’on prend conscience, avec la COVID, en ce moment, on en prend douloureusement conscience, mais mettons qu’on est pas en période de pandémie, on pense à notre corps à la naissance, la mort, et dans le cas de graves maladies qui demandent des traitements de longue durée, qui souvent d’ailleurs, précèdent la mort, mais sinon, au day to day, on pense pas à nos muscles, à nos os, à nos organes.

Laurie : Ou du moins, si on pense à la mort, c’est plus de façon philosophique ou dans des réflexions qui sont pas vraiment ancrées au corps. En tout cas, moi je pense rarement à mon corps ou à la finalité corporelle plus qu’à la finalité de toutes mes activités du day to day, justement.

Alexandra : Pis je trouve que c’est pas tout le monde qui se détache complètement de ces considérations-là, évidemment, c’est une question de privilège, encore une fois, de pouvoir s’élever au-dessus de ces considérations-là. Je suis certaine que pour toi, Laurie, la parentalité, ça t’ouvre les yeux sur ben des enjeux liés au corps qu’on ne peut juste pas imaginer quand on est pas parent. La grossesse, l’accouchement, mais aussi le soin de ses enfants. Veut, veut pas, on est souvent proche de la maladie quand on a des enfants qui vont à la garderie.

Laurie : (Rires) On est très proches de ben des petites maladies, mais aussi, on parle drôlement plus souvent de toutes nos productions corporelles, nos déchets corporels, comme on dit. J’en parle souvent du fait que je parle de caca quatre fois plus qu’avant, que je regarde la peau de mes enfants dans certains spots. Oui, on pense beaucoup à la corporalité, pis c’est vrai que l’allaitement, particulièrement, ça nous ramène à notre corps, moi je ressens vraiment plus souvent l’écœurantite d’être pognassé.e, tout ce qui lié à la corporalité directement, oui ça change vraiment beaucoup mon rapport au corps. 

Alexandra : Je trouve ça intéressant de voir qu’en comparant ça, sinon, on est pas porté à penser à notre corps, au quotidien. Moi, ayant pas d’enfants, j’y pense très peu, dans une journée, à part quand je suis malade.

Laurie : Oui, ou en contexte de sexualité, mettons. 

Alexandra : Ouais, exact. Pour revenir à Naïma Hamrouni, ce qu’elle dit, c’est que le mythe de l’indépendance, c’est d’avoir assez de privilèges pour se convaincre qu’on est au-dessus des considérations du corps, qu’on est invulnérable, parce que la médecine existe, parce qu’au pire, on va aller dans une clinique privée si on est ultra-riche, au pire on va payer les meilleurs spécialistes. Non, la maladie, ça ne peut pas me toucher moi parce que je suis dans une autre classe, t’sais. Pis pour elle, c’est un problème qui est aussi politique, ce mépris du corps et cette pensée d’invulnérabilité des personnes qui sont en posture privilégié parce que c’est en vivant des choses difficiles qu’on développe notre empathie. C’est quand on a vécu quelque chose, quand on voit quelqu’un qui struggle avec la maladie, la pauvreté, etc. qu’on comprend, parce que moi ou une personne proche de moi a vécu quelque chose de similaire. C’est important d’être vulnérable pour être une personne empathique, pis le problème, c’est que ce sont les personnes les plus puissantes, qui sont les personnes à la tête de compagnies et d’états, qui ont le luxe de s’émanciper de leur vulnérabilité et de ne pas voir à quel point ils sont dépendants. Fait que c’est vraiment un problème.

Laurie : C’est vraiment une grosse partie de la vie, pis qu’on vit pas.

Alexandra : Quand on est la personne qui est supposée de décider comment prendre soin des malades, comment prendre soin des enfants… c’est pas des personnes qui savent comment faire ça.

Laurie : Exact. 

Alexandra : Je vais mettre ça dans les notes d’épisode, mais je vous encourage à aller lire les écrits de Naïma Hamrouni, pis aussi, de Berthelot-Raffard, qui écrit beaucoup sur le travail du care pis comment c’est une question de justice sociale, en fait.

Alexandra : Pour finir mes réflexions par rapport au care dans l’épisode d’aujourd’hui, dans mon désir de concrétiser ces réflexions-là, j’ai le goût qu’on parle d’un livre qu’on a lu toutes les deux, Laurie, qui s’appelle I Hope We Choose Love, par Kai Cheng Thom. 

Laurie : Qu’on vous souhaite de lire vous autres aussi, d’ailleurs. 

Alexandra : Kai Cheng Thom est autrice, performeuse, travailleuse culturelle et conférencière. Son essai, qui est en fait un recueil de courts textes et de poèmes, contient des réflexions de l’autrice concernant la société, mais surtout les milieux militants et particulièrement queers, et sur ses observations par rapport à la bienveillance, ou son absence, en fait, dans ces milieux-là. Dans un contexte social, politique et environnemental super anxiogène, Thom nous invite à choisir l’amour (d’où le titre du livre) et le care, pour au moins prendre soin les uns les autres dans une société qui le fait pas tant que ça. Elle se demande à travers tout son livre si on fait tout ce qu’on peut pour rendre nos milieux vraiment safe et bienveillants, pis j’ai le goût qu’on en parle un peu ensemble, en étendant ça aux milieux féministes, queers, militants, académiques-progressistes, qui sont pas particulièrement bienveillants tout le temps, pis les milieux artistiques que tu fréquentes, aussi. Une des choses qu’elle note, l’autrice, c’est la rapidité à condamner quelqu’un, ou peut-être l’intransigeance qu’on peut avoir entre nous dans nos cercles plus militants. C’est compréhensible, à force d’avoir subi, on peut être plus rapide sur la gâchette et avoir tendance à vouloir se protéger et à sortir de nos vies des personnes qui nous font du mal, cais ce que Thom note, c’est que ça peut se retourner contre nous, cette attitude-là, et créer une culture qui peut finalement être oppressive dans sa volonté d’éviter les oppressions. Je sais pas ce que t’en penses, des réflexions par rapport à ça.

Laurie : Ah, oui! On en parle de temps en temps, en plus, parce que c’est quelque chose qui me travaille beaucoup. Je pense que l’important dans le care, faut qu’on ait du care envers nous-même, faut qu’on considère ce dont on a besoin pour se protéger, comme tu dis, mais il faut vraiment que ça se reflète sur les autres aussi, faut que ce qu’on souhaite se donner, on le souhaite aux autres aussi, pis je pense que des fois, c’est ce qui manque. On a tendance à éliminer une personne super rapidement, mais quand on fait ça, on est pas dans le care envers cette personne-là, pis des fois, on nuit à notre communauté, aussi, plutôt que de parler de certains enjeux pour se protéger nous-mêmes. En même temps, c’est super touchy, parce que c’est vrai qu’il faut se protéger pis qu’on est pas obligé d’éduquer tout le monde sur tout, fait que… j’ai plein de réflexions, mais j’ai pas de conclusion, comme d’habitude. 

Alexandra : Mais c’est tough, parce qu’on dirait que ça devient des responsabilités individuelles, alors que ça devrait être des responsabilités de communautés. Of course qu’on a pas tout le temps l’énergie de pardonner et de repardonner quand on a vécu des oppressions. Comme tu disais, on en parle souvent ensemble pis ça nous fait travailler beaucoup, mais on trouve ça full important de créer un espace ici où on peut créer pis réfléchir à voix haute dans l’espace public, ce qui peut être stressant, étant donné les sujets desquels on parle, pis de se donner le droit de se tromper, pis le droit de changer d’idée pis que ça soit pas grave. On dirait que c’est ça que je trouve tough, des fois, d’admettre qu’on a changé d’idée, qu’on a évolué entre un point A et un point B pis qu’on peut continuer d’être une bonne personne même si, par exemple, on a fait des erreurs. 

Laurie : Oui, pis je pense que c’est important de se donner le droit de faire des erreurs parce que, câline, d’où est-ce qu’on peut mieux partir pour apprendre que d’une erreur qu’on a faite et qui est concrète dans notre vie, rebondir de ça. C’est arrivé, des fois, qu’on a fait des erreurs que les gens, les auditeurices, vous nous avez écrit, vous nous en avez parlé. Crime, j’adore ça, ça me permet vraiment de m’améliorer, pis je pense que tout le monde ensemble vers ça qu’on tend. 

Alexandra : Le care, pour nous, c’est aussi un peu ça. Se donner le droit de se tromper.

Laurie : Se donner un break.

Alex : Parce qu’on essaye en tabarouette, toute la gang! Vous autres aussi, donnez-vous un break! (rires) Coudonc, c’est tu tout ce qu’on avait à dire par rapport au care?

Laurie : C’est sûr que non, mais qu’est-ce tu veux, ça achève tout ça!

Segment 5 : Assis-toi sur ton sofa avec ton inconfort avec Myriame Gabrielle Archin

Myriame : Allô ? Est-ce que vous avez fini ? C’est tu à moi ? Moi aussi, je veux dire des affaires.

Fait que… shout out à l’entrevue pour réitérer, à chaque fois que vous parliez d’un avancement pour les femmes, que ces avancements-là affectaient uniquement les femmes blanches, because comme je le dis et que je le dirai toujours, un avancement pour les personnes blanches est un avancement pour les personnes blanches. Un avancement pour les personnes noires est un avancement pour tout le monde. Oui ! Bravo ! 

O.K., fait que là, je vais me lancer direct. Dans l’entrevue, Cécile a mentionné comment la norme du marché du travail aujourd’hui n’avait pas changé pis que c’était resté sur la structure « Monsieur entre travailler de telle à telle heure, pis rentre à la maison, où il y a quelqu’un qui s’est occupé des enfants, de faire à manger et de faire le ménage. » Moi, j’ai tout de suite pensé, déjà, de un, à la charge mentale… aussi, parenthèse, la charge mentale, dans les ménages, peuvent se retrouver dans tous les types de cohabitation, que ce soit dans les couples hétéros, queer, ou même en colocation. Je dis ça de même. Ensuite, l’autre truc auquel j’ai pensé, c’est à ma mère. Parce qu’en fait, ma mère est comme l’archétype de la femme racisée qui travaille dans un domaine du care, donc des travails qui sont pas aussi bien payés, aussi bien reconnus, et aussi, ces travails-là, c’est des milieux où on retrouve majoritairement des femmes racisées. Ma mère, elle va faire sa journée de monsieur qui rentre travailler de telle heure à telle heure, pis quand elle retourne à la maison, ben il faut quand même qu’elle s’occupe des enfants, pis de faire à manger, pis de faire le ménage. Dans la fratrie, on était cinq, pis là on est rendus quatre, pis moi je n’habite plus à la maison, mais ma mère avait quand même quatre enfants, trois jeunes, plus une petite à s’occuper relativement seule en revenant à la maison. Ça, c’est une réalité partagée par tellement, tellement de femmes. T’sais, on s’en rend pas compte, pis je trouvais ça important de revenir là-dessus, le surligner en gras. Sinon, j’avais plein d’affaires dans ma tête. Y’avait aussi l’aspect du fait que, plus tu es vulnérable dans la hiérarchie sociale, plus tu as de charges. Fait que là, devinez à qui j’ai pensé ? Les femmes noires ! Oui, c’est vrai ! Pis moi, j’ai pensé à il est où le droit des femmes noires à être vulnérables ? Quand elles rentrent à la maison, c’est qui qui s’occupe d’elle ? Personne a de réponses, hein ? Ouais, ben c’est un peu ça le problème. Ça, je peux faire un lien direct avec le concept de la strong black woman. À quel point ça été normalisé que les femmes noires s’occupent de tout le monde avant et sauf d’elle-même. Pis pour vrai, je pense que si on veut savoir comment se porte l’état de la société, we need to look at black women. Where they are. Où elles sont nous situent à où on est et où on se situe dans la société. Pis on s’entend que c’est un peu de la marde de manière générale, de base, fait qu’imagine être maman de plusieurs kids pis d’être une femme noire, pis de travailler dans le milieu du care. Ça fait beaucoup, t’sais. Pour revenir à la question de strong black woman et de la vulnérabilité des femmes noires, je pose la question parce que, de manière générale on y pense pas, pis je pense que de pas se poser la question, c’est un problème, mais de devoir se poser la question, c’est un tout autre problème. Pis là, je parle juste des femmes noires cis, je parle pas des femmes noires trans, ou vivant avec un handicap physique ou mentale, fait que la liste se rallonge, pis on a un peu le portrait. Sinon, en ce qui concerne le travail du care, j’ai envie de partager mon expérience personnelle dans le milieu du care, parce que ça a été mentionné, on a des emplois qui rentre sous le chapeau des emplois de care, comme préposée aux bénéficiaires, infirmière auxiliaire, nounou, pis c’est encore bien ancré, dans la collectivité, les structures par rapport à au travail de care qui ne sont pas nécessairement reconnues. Je m’explique. Moi, je veux vous parler de mon parcours en tant que nounou, parce que j’ai été nounou, pis si je pouvais gagner ma vie de manière décente en étant nounou, je ne ferais que ça. Dans le fond, une des complexités à être nounou, c’est que c’est pas vraiment encadré. T’as des sites, tu fais ton annonce, tu écris à des familles qui ont fait leur annonce, pis là tu échanges, tu fais des entrevues et tout. Le truc qui m’a le plus flabbergastée, c’est que les familles les plus nantis étaient les plus cheap. Fait que j’écris à du monde, bla bla bla, pis je m’en vais rencontrer une maman qui habite à Ville Mont-Royal. Je vais la voir, je lui parle, pis dans son annonce, elle était comme « t’sais, faut aller chercher les enfants, les amener à telle activité, faire le souper, faire des tâches légères », parce que oui, y’a beaucoup de personnes qui assument que dans le rôle de nounou, ça inclue faire des tâches ménagères, mais ce n’est pas vrai. It is not true. Si jamais y’a quelqu’un qui écoute pis qui est en train de chercher à être nounou, si y’a une famille qui te demande de faire le ménage, it’s a big no no. Fait que dans le fond, faire de la bouffe, faire des activités avec les jeunes, aller les chercher et aller les amener à leurs activités. Si tu décortiques ça, elle veut en un une cook, une femme de ménage pis une animatrice. Ça, c’est trois jobs différentes. Et elle offrait 14$ de l’heure, la madame qui habite à Ville Mont-Royal, pis qui fait une job qui fait en sorte qu’elle a crissement du cash.  En tout cas… tout ça pour dire que things are fucked up, and that we need to think about that. Oubliez pas d’aller regarder l’Insta Your Black Best Friend, parce que si vous voulez approfondir sur certaines choses, ben on est là pour ça ! C’est juste que faut se sortir de la tête que le labeur émotionnel des personnes noires est gratuit, fait que, qu’est-ce que tu fais dans ce temps-là ? Tu payes pour avoir une conversation avec moi ! Je suis vraiment sympathique. O.K., bye !

Segment 6 : Le mot de la fin


Laurie : Bon, ben merci à Myriame Gabrielle Archin d’encore nous couper la parole. Toujours un plaisir ! 

Alex : C’est ce qui conclut cet épisode de toutEs ou pantoute. Merci à Cécile Gagnon d’avoir si bien synthétisé la multitude de réflexions que l’éthique du care peut nous apporter, ça me donne juste le goût de lire plus là-dessus, pis je pense que je serai pas toute seule! 

On va revenir dans 2 semaines avec un nouvel épisode sur le thème encore une fois du soutien radical. C’est Laurie qui prend le lead avec un épisode sur la notion d’allié.e.s. D’ici là, dites-nous, qu’est-ce que ça vous évoque le care? Êtes-vous prêt.e.s pour la révolution toute douce? Êtes-vous team bienveillance ou team pas de temps à perdre avec ceux qui keep pas up? Dites-nous! On a le goût de vous entendre pis de vous lire, donc gênez-vous pas pour nous écrire sur nos médias sociaux, on s’appelle ToutEs ou pantoute, pis on est sur Instagram pis sur Facebook, pis on a même un courriel, toutesoupantoute@gmail.com.

Laurie : Aussi, on vous invite à nous écrire si vous pensez qu’on peut s’améliorer d’une quelconque manière. C’est nos angles morts? Qui on oublie, qu’est-ce qu’on oublie? Hésitez pas à nous aider à être meilleur.es, on est pleines de bonne volonté pis on sait ben que nos connaissances sont pas à la veille de notre désir de ben faire. Si vous avez une passion, un talent, une expertise, pis que vous aimeriez partager dans un safe space couleur pastelle avec des cookbooks révolutionnaires cachés en-dessous des coussins, écrivez-nous! On sait pas dans quelle mesure on va pouvoir vous mettre sur la map, mais on va essayer! On veut vous connaître et on est toujours à la recherche de nouveaux sujets, et de personnes de tous horizons pour en parler avec nous en ondes. On veut sortir de nos cercles!

Alex : Merci à Miriame Gabrielle pour son nouveau segment plus que rafraîchissant. Merci à Elyze Venne-Deshaies pour les brand new jingles, avec Christelle Saint-Julien à la harpe et Henri-June Pilote aux percussions. Merci à Odrée Laperrière pour notre visuel, Merci à Cassandra Cacheiro pour les photos, à Marin Blanc pour notre graphisme, Merci à  Marie-Ève Boisvert pour le montage, Maïna Albert pour l’habillage sonore, Merci à Ève-Laurence Hébert pour la coordination et Melyssa Elmer à la gestion de médias sociaux, Merci à Émile Perron et Cararina Wieler-Morin pour notre site web, Merci à Émilie Duchesne-Perron pour la transcription des épisodes. Merci au Conseil des arts du Canada de son soutien, et finalement, merci à vous autres d’avoir joué avec nous!

Ensemble : Bye bye! 

(Générique de fin)

Fin de l’épisode