Transcription saison 4 épisode 1 : Laisser le soleil se relever – un épisode sur les dépendances

(Musique générique de début)

Laurie : Des fois tu dois te dire que c’est tout qu’un drôle de bonhomme ton père, qu’il m’a dit un matin en débarquant de son tracteur, après avoir dépogné l’auto qu’il nous avait aidés à rentrer dans le banc de neige la nuit d’avant. Oh que oui, c’était tout qu’un bonhomme. Pas tout le temps facile à suivre. Souvent parti sur des virées assez spectaculaires, où il était difficile de le rejoindre si t’étais pas parti en même temps que lui. Mais toujours fidèle à lui-même. Pis généreux comme pas d’autres. Mon père, c’est un personnage de film. Plan séquence sur un chemin de sable en plein bois, puis sur un garage rempli de ses amis, tous aussi plus grand que nature que lui, tous une bière à la main. Au milieu desquels il y a un homme qui se tient fier, fatigué par la vie dure qu’il a choisi de mener et le trop peu de break qu’il n’a jamais voulu se donner, mais fier pis beau. C’est cette image-là qui me reste de p’pa. Cette image-là et une odeur, un mélange de conifères, de gaz de skidoo, de cigarette et d’amour.

Laurie :  De quoi on a besoin pour vivre?

Enfants : De l’eau, des vitamines et un cerveau.

Alexandra : On a aussi besoin de notre réseau, de nos amis, de notre famille. On est interdépendants les uns des autres, les unes des autres. On a besoin de nourriture. On a besoin de plein d’affaires.

Laurie: Un cerveau, ouais.

Enfants :  et des cornes !

Laurie : Et des cornes? Ben non! (rires)

(intermède musical)

Alexandra :  Ici Alexandra Turgeon 

Laurie : Et Laurie Perron. 

Laurie et Alexandra : Vous écoutez toutEs ou pantoute. 

Alexandra : Saison quatre, épisode un, Laisser le soleil se relever.

(intermède musical)

Poème lu et composé par Natasha Kanapé-Fontaine : 

Demain mon espoir sera vêtu d’améthystes et de bravoure

Aujourd’hui est un autre jour

Je plonge mes mains dans le cœur d’un océan renversé sur la table 

Aujourd’hui, je sais que mes os me démangent

Demain, je sais pas 

Aujourd’hui mes os deviennent ma chair 

Et ma chair est un tableau de terres bleues 

Où je pars à la recherche

De ma présence

Laurie :  En introduction, vous avez entendu des enfants, plus spécifiquement mes enfants. Puis on a bien ri quand Willie nous a dit qu’il lui fallait des cornes pour vivre. Mais peut-être que ce n’était pas si fou que ça dans le fond comme réponse. Parce que je me dis que peut-être que lui, ça y en prend des cornes pour foncer dans la vie. Je le sais pas. Tu sais, moi ça me prend bien un thé à tous les matins pour réussir à affronter mes journées. Je sais pas de quoi lui il a besoin, t’sais. 

Alexandra : Il y a des fois où quand nos os nous démangent, on a besoin de prendre quelque chose d’un petit peu plus fort. Puis ça peut être une fois de temps en temps, juste pour nous donner une petite chance. Mais ça peut devenir de plus en plus fréquent, jusqu’à ce qu’on en ait besoin à tous les jours. Puis personnellement, c’est quelque chose qui m’a tout le temps chicoté quand je pense à toute ça, la limite entre la consommation et la dépendance. Puis dans ma famille, j’ai l’impression, la façon dont on parle de la consommation de substances, on a tout le temps vu ça comme étant un problème. Puis même, quand on parle de la dépendance, presque comme une maladie.

Laurie : Ouais et puis j’ai aucune idée si c’est réellement une maladie ou c’est quoi la dépendance. Mais je suis pas mal sûr que mon père a dealé avec ça au quotidien un grand boutte de sa vie. Ça m’intrigue moi aussi. 

Alexandra : Ça fait quatre saisons qu’on travaille ensemble Laurie, fait que tu dois commencer à connaître un petit peu mes patterns (rires), mais j’ai comme besoin souvent d’une espèce de définition de base scientifique pour amorcer ma réflexion par rapport à des enjeux compliqués de même.

Karine Bertrand : Donc bonjour, je suis Karine Bertrand, professeure au département des sciences de la santé communautaire de l’Université de Sherbrooke. Psychologue de formation, puis titulaire de la Chaire de recherche sur le genre et l’intervention en dépendance. La dépendance, c’est un concept qui existe, qui existe en terme diagnostique. C’est un trouble diagnostique du DSM-5 qui permet de référer à des personnes qui ont des conséquences majeures dans leur vie, sur des sphères importantes, qui peuvent vivre du sevrage lorsqu’elles arrêtent de consommer, par exemple. Donc il y a vraiment un besoin de cette substance-là, puis des conséquences majeures en termes de détresse ou d’impact sur une sphère de leur vie. Ceci dit, consommer n’implique pas nécessairement d’être dépendant, ni nécessairement d’avoir un problème. On parle d’un continuum, une consommation qui peut être récréative pour le plaisir. Qui, bien qu’elle comporte certains risques, ils sont assumés et il n’y a pas d’effet dans la vie de la personne. Puis on va parler d’une consommation à risque quand on commence à avoir des conséquences soit pour elle-même ou que ça peut être inquiétant pour les autres, comme la conduite avec facultés affaiblies. La majorité des gens qui consomment ne sont pas dépendants. Puis on peut aller vers une consommation qui glisse ver le plus problématique, qui va devenir de plus en plus préoccupante pour l’individu, sans qu’on ait en tant que tel un diagnostic.

Laurie : Ok, ça commence à m’éclairer pas mal, mais je peux quand même pas m’empêcher de vouloir des informations une petite coche plus concrètes, ou plus terrain pour comprendre de quoi on parle.

Christine Jean :  Christine Jean, directrice générale du Centre de réadaptation Wapan qui est situé à La Tuque, et Innue, originaire de la communauté de Mashteuiatsh. En fait, on reconnaît une dépendance quand on perd la maîtrise de sa vie. Quand il y a quelque chose d’autre dans notre entourage qui prend le dessus et qui fait en sorte qu’on ne peut pas être fonctionnel sans cette substance-là, sans cette chose-là et on perd le contrôle de sa vie. Ça peut en arriver à perdre son emploi, perde des membres de sa famille, des amis. 

Karine Bertrand : Donc quand on parle de dépendance, oui, c’est un construit social, mais c’est aussi un concept qui des fois nous aide à accompagner une personne dans ses choix de vie.

Alexandra : Bon, on dirait que les deux expertes s’entendent, on parle d’un continuum. Puis la frontière entre la consommation récréative et la dépendance, c’est vraiment tout en nuances. Ça dépend de chaque individu et de chaque contexte. 

Laurie : Oui, mais là Karine a parlé de construit social dans sa définition me semble ça mérite qu’on s’y attarde deux secondes, qu’est-ce que c’est ça. 

Alexandra : Personnellement en tout cas, ça m’a ramenée drette dans les murs bruns du pavillon J.-A. DeSève à l’UQAM (rires), les mots construit social.

Laurie : C’est parfait, ça fait qu’en bonne ex-uqamienne, veux-tu me vulgariser deux secondes, en quoi la consommation est un construit social? 

Alexandra : Ok, dans le fond, la hiérarchisation des diverses substances psychoactives crée une hiérarchisation des usagères et des usagers de ces mêmes substances. 

Laurie : Ouin…

Alexandra : Ok, mettons dans notre imaginaire collectif, si on pense à quelqu’un qui consomme de l’héroïne versus une personne qui consomme du vin ou qui microdose du LSD par exemple, on n’aura pas la même image en tête. Tu sais, si on passe à la personne qui microdose ou qui boit du vin, on va imaginer quelqu’un qui est en contrôle, qui fait ça vraiment pour le fun. Puis si on imagine une personne qui prend de l’héroïne, bien notre image, ça va être potentiellement, tu sais, quelqu’un dans la rue, en situation d’itinérance et qui a vraiment comme perdu le contrôle sur sa consommation puis sur sa vie, mettons.

Laurie : Oui, puis en plus d’être pas nécessairement vrai, parce que c’est basé sur des préjugés de société, et bien ça affecte aussi la façon dont on va interagir avec ces personnes-là. On va avoir plus ou moins envie de les accompagner dans une consommation sécuritaire, puis de juste aussi les laisser exister, si on juge d’avance que leur mode de vie est mauvais. 

Alexandra : Cette hiérarchisation-là, c’est entre autres une des conséquences de la fameuse War on Drugs. C’est le président Nixon aux États-Unis qui a officiellement déclaré cette guerre à la drogue. Mais la prohibition et la stigmatisation de certaines substances et surtout de certaines personnes qui consomment ces substances-là, c’était une tendance qui était déjà bien en place aux États-Unis. L’apogée de cette panique morale là, c’est peut-être la diabolisation du crack dans les années 80. Et au Canada, depuis la colonisation, le racisme a vraiment alimenté les efforts du gouvernement à judiciariser, interdire, rendre illégales certaines substances, surtout quand elles étaient consommées par des populations pauvres et racisées. Pour donner une idée, au Québec, entre janvier 2020 septembre 2022, il y a plus de 11 200 causes criminelles qui incluent des accusations de possession simple de drogue qui ont été ouvertes.

Laurie : Puis la prohibition de drogues les rend beaucoup moins sécuritaires puisqu’il n’y a aucun processus en place pour les tester et les contrôler. Cette construction sociale autour de la drogue, les tabous qui y sont liés, la criminalisation à outrance, ça vient stigmatiser et isoler les consommateur.rice.s de substances. C’est ça le pire danger de la consommation; être isolé.e.s. Si ça dérape, t’es mal pris.e, t’es sans soutien parce que tu es isolé.e de ton réseau et tu n’as pas accès à des services appropriés puisque t’as peur de parler de ta consommation. Pourtant, on se gêne pas pour parler des deux Tylenol qui nous permettent de survivre aux lendemains de brosse, qui sont aussi des substances psychoactives. Tout le monde ou presque fait l’expérience de substances psychoactives, même si c’est pas comme ça qu’on les appelle quotidiennement. On peut penser au café, aux médicaments…

Alexandra : au téléphone… 

Laurie : au téléphone, c’est vrai! Qui sont aussi des sources de dépendance, potentiellement. Mais c’est là qu’il y a comme la petite différence entre consommation et dépendance. Et j’ai jasé exactement de ça avec ma mère.

***

Sarah :  Mais moi, si j’arrête de prendre de la bière puis du vin, là je vais trouver ça plate. Je pense que j’ai pas le goût d’arrêter. Tu sais, j’ai probablement une dépendance. Mais je me sens fonctionnelle, je le gère. Ça nuit pas. En tout cas, du moins, je pense que je ne fais pas de tort à personne. Mais quand je vais arrêter d’en prendre pour gérer mon poids, là je vais trouver ça bien plate. C’est pas nécessairement une dépendance néfaste. Mais j’ai jamais vécu avec des gens qui ont des dépendances à l’alcool.

Laurie : Mais tu dis ça, mais en même temps t’as été avec P’pa pendant plusieurs années.

Sarah : Oui, mais il était sobre, c’est ça qui était spécial. J’ai deux conjoints qui ont été de grands consommateurs, mais moi j’ai pas connu ça.

***

Laurie : Dans ma famille, autant du côté paternel que maternel, ça boit beaucoup. Mais j’ai pas l’impression que ce soit un problème, généralement. Mais en même temps, ça veut tu dire que j’ai plus de chance d’être alcoolique ou de développer une dépendance?

Alexandra : C’est quand même quelque chose dont on parle dans ma famille aussi. Et ça revient à une espèce de notion de la dépendance comme étant une maladie qui peut se transmettre de génération en génération. J’ai posé la question à la chercheuse Karine Bertrand.

Karine Bertrand :  Parmi les facteurs de risque de développer une dépendance à l’alcool et aux autres drogues se trouvent les facteurs génétiques, mais aussi les facteurs environnementaux. C’est vraiment une interaction des deux. En termes de facteurs génétiques, il faut d’abord comprendre que si on a un parent qui présente une dépendance aux substances, oui, notre risque est plus élevé. Mais ceci dit, la très large majorité des personnes qui ont un parent avec une dépendance aux substances ne développera jamais de problématiques au niveau de la consommation de substances, puisqu’on a un paquet de facteurs de protection. Puis c’est pas une relation causale, mais bien un facteur de risque. Des exemples par rapport à la façon, où aux mécanismes par lesquels cette transmission-là peut être faite : il y a des éléments qui peuvent être liés à des traits de personnalité, par exemple des traits qui sont de recherche de sensations fortes. C’est un facteur qui peut nous amener à faire de très bons athlètes olympiques, qui peut être canalisé, mais qui peut placer une personne à chercher à prendre davantage de risques, à être intense pour sentir une satisfaction et peut-être la rendre plus apte à vouloir tester les substances, pour donner un exemple parmi d’autres. Lorsqu’une famille est affectée par la dépendance aux substances d’un parent, c’est sûr qu’il y a des risques psychosociaux qui sont liés à ça. C’est-à-dire que la substance peut venir affecter des rituels familiaux. Ça, c’est un exemple que si, malgré la présence d’une dépendance, des rituels familiaux sont préservés, on fête pareil les anniversaires, on fête pareil Noël, etc., là ça va donner un facteur de protection. Souvent, la dépendance amène une difficulté à s’en maintenir à ces rituels là. C’est un exemple où là on veut avoir des conséquences. C’est certain que la détresse que ça apporte, la désinhibition qui, liée aux substances, augmente les risques de violence dans une famille où il y a une dépendance, le fait d’avoir subi des violences, qu’il y ait ou non des dépendances dans la famille de façon indépendante, c’est des facteurs de risque important chez les populations cliniques. Par exemple, les femmes qui consultent en traitement de la toxicomanie, c’est près des trois quarts qui vont rapporter avoir été violentées sur le plan sexuel.

Laurie : Les violences autant intimes que systémiques, qui causent des traumas importants, qui peuvent laisser des traces de génération en génération, ça rend les gens plus à risque de développer des dépendances. La consommation peut en quelque sorte être une réponse à un contexte de violence. À ce sujet là, Christine Jean, directrice générale du Centre Wapan, rappelle un élément important du contexte des populations autochtones, dont la consommation est particulièrement stigmatisée, souvent sans être replacé dans son contexte.

Christine Jean : C’est certain qu’on a une histoire qui est particulière hein, les Premières Nations au Canada. Il y a des, des routes qui malheureusement ont été tracées pour nous, qui ont fait en sorte qu’on nous a causé des blessures et ces blessures-là ont été transmises, on parle beaucoup de l’intergénérationnel, donc d’une génération à une autre. Puis qui sont encore bien présentes. On a parlé beaucoup des pensionnats, on en parle encore beaucoup et c’est nécessaire d’en parler.

Laurie : C’est un exemple flagrant de ce dont parle Karine. Une violence aussi immense, ça laisse des traces longtemps et ça se transmet à travers les générations.

Alexandra : Ok. Donc, quand on dit que la dépendance, ça peut se transmettre dans une famille, j’ai l’impression que c’est plus compliqué que juste dire que c’est un problème génétique sur lequel on n’a aucun contrôle. Oui, il y a des traits de personnalité qui se transmettent. Puis il y a certaines personnes qui ont une moins grande résistance aux effets de l’alcool, en particulier en raison de facteurs biologiques et génétiques. Mais j’ai l’impression que c’est beaucoup un effet combiné de ces facteurs de risque biologiques là, avec l’environnement familial et social.

(intermède musical)

Extrait de Toxique, de Marie Darsigny, lu par Émilie Duchesne :  « Ici, les autres me demandent pourquoi je ne sors jamais de ma chambre. C’est très simple : je dors. Je m’allonge sur le lit croustillant dans sa housse de plastique, je ferme les yeux une seconde et c’est finalement trois heures qui passent. Ma principale non-activité – ne pas prendre de drogue – m’épuise totalement. On cogne à ma porte pour m’avertir que le souper est servi : 17 heures. Moi qui ne me suis jamais imposé d’horaire de repas, je sors avaler patates pilées, biscuits soda bien beurrés, légumes bouillis, tisane à la camomille. On m’informe que la nourriture vient de la cafétéria qui approvisionne les personnes âgées du CHSLD voisin. Ça m’est égal : je me rabats sur ce qui se trouve dans mon assiette, j’aime mieux me remplir de bouillie que de ressentir le vide qui m’habite. Je dors, je mange, je rassemble mon énergie pour mon activité principale : ne pas prendre de drogue. Souvent, je me demande quelle est la différence entre me laisser aller et résister à mes envies : c’est vrai, tout ce qui habite mes pensées, c’est la consommation. Dans un cas comme dans l’autre, je pense à la drogue. Faire de la drogue, ne pas faire de drogue. Je rassemble mes forces en un effort surhumain pour ce qui me semble absurde : ne pas consommer. Le temps se mesure de façon égale : je passe autant de minutes à combattre mes démons que j’en mettais à satisfaire mes envies. Les substances occupent toute la place dans ma tête. Je bois de la tisane, du bouillon, du thé, du jus, de l’eau. Je combats l’habitude de mettre du poison dans mon corps à chaque minute, je pleure d’ennui quand je me rends compte que je ne peux pas céder au geste automatique de m’intoxiquer. » Marie Darsigny, Toxique, paru dans Liberté, numéro 336.

(intermède musical)

Karine Bertrand :  Ce qui va déclencher un besoin d’aide, souvent, ça va être quand on sent que les coûts sont plus élevés que les bénéfices. Donc la personne qui consomme, qui ressent que les coûts que ça lui occasionne, en coûts interpersonnels au niveau de l’emploi par exemple, deviennent de plus en plus élevés par rapport aux bénéfices qui peuvent être à retirer, que ce soit le plaisir, être capable de dormir le soir. À un moment, quand il y a ce déséquilibre-là, ça peut être un élément important qui va déclencher une première demande d’aide ou une première prise de conscience.

Alexandra :  Au Québec, dans toutes les régions, il existe des services publics gratuits et accessibles en lien avec la toxicomanie. Par contre, dès qu’on sort des normes, c’est plus dur, parce que la plupart des services ne sont pas adaptés aux besoins spécifiques des usagères et des usagers, et omettent certaines parties importantes de leur identité ou de leur culture. Puis ça, c’est loin d’être le cas au centre Wapan, où toutes les personnes autochtones sont accueillies quand elles veulent prendre en main leur consommation.

(Intermède musical)

Christine Jean : On est à proximité de la ville, on est à peine cinq, dix minutes maximum du centre-ville de La Tuque. Mais on est dans un milieu isolé, on est entourés de forêt. Le chemin qui mène au Centre Wapan, c’est le chemin Wapan, et on est le seul bâtiment qui est au bout de cette rue-là. Donc c’est dans un cadre paisible et on a la chute du parc des Chutes qui est en avant, qu’on peut voir quand on est à l’extérieur, si on prend une petite marche. On a la rivière Tapiskwan qui est là, donc on peut bénéficier de la rivière. On a les animaux qui viennent nous rendre visite. On a des petits chevreuils, des moufettes, des petites marmottes au printemps qui viennent mettre au monde leurs enfants. Donc on est vraiment dans un milieu qui est propice à prendre un pas de recul puis à relaxer. C’est vraiment un bel endroit. Le mot Wapan qui est en langue atikamekw signifie aube. Donc l’aube, le lever du soleil, un renouveau, une nouvelle journée qui commence. Une nouvelle, une nouvelle chance de pouvoir voir justement cette nouvelle journée-là. Donc le mot à Wapan est très significatif dans notre mission chez nous.

Alexandra : Le Centre Wapan, comme la plupart des centres de traitement de la dépendance, se base sur l’approche des douze étapes, ou l’approche Minnesota. Mais leur spécificité, c’est leurs approches culturelle et socioculturelle, où la guérison prend racine directement dans la transmission et la valorisation de la culture autochtone.

Christine Jean : La culture, c’est large. La culture, c’est la langue, c’est les apprentissages, la médecine, c’est la famille. On entend souvent : savoir d’où l’on vient, pour savoir où on va. Puis c’est important aussi chez les Premières Nations de revenir à qui on était et de voir que c’est beau, qu’est ce qu’on était. C’est bien comment on était, et on doit vivre avec ce qui s’est passé, puis reprendre ces forces-là pour continuer d’aller plus loin, de revenir là, de réécouter nos aînés. Puis il y a des gens qui sont des porteurs de culture et qui ont une intelligence, là, qui est différente et qui nous apporte ces enseignements-là. C’est de les écouter, ces gens, là et vraiment d’aller chercher le meilleur pour faire un cheminement qui va nous amener vers un équilibre en tant qu’individu. Il y a beaucoup d’échanges, on travaille beaucoup en cercles, et ça c’est commun aux Premières Nations. Le cercle est hyper important. L’apprentissage se fait beaucoup par les symboles, par l’odeur, le senti, le toucher. C’est de voir les choses vraiment, que ce soit vivant.

Alexandra : Parmi les symboles utilisés à Wapan dans un contexte de guérison, Christine a parlé du symbole du canot.

Christine Jean : À Wapan, on utilise le canot comme un objet qui a servi dans le passé à faire voyager nos gens, et c’était les familles qui étaient dans le canot. Puis on se dirigeait vers justement une nouvelle destination, quelque chose qui était tout le temps plus beau. On voyageait pour aller se nourrir, pour aller se réunir l’été. Puis dans ce canot là, il y a quatre plumes chez nous, puis les quatre plumes, quand on les regarde visuellement, c’est des plumes qui sont en relèvement. Donc on commence au bout du canot, mais on finit qu’on est fier et qu’on est droit, puis que la plume est bien droite dans le canot. 

(Intermède musical)

Laurie : Le centre Wapan, c’est un exemple parfait d’endroit où les personnes sont prises dans leur contexte et respectées dans toutes leurs identités. Mais ce serait mentir de dire que c’est partout comme ça. La chercheuse et psychologue Karine Bertrand nous en a parlé.

Karine Bertrand : Pour ce qui est des services en dépendance, d’une part, il y a certains sous-groupes, je dirais, qui ont davantage d’obstacles, qui cumulent les obstacles par rapport à l’accès à ces services-là. On peut parler d’une part du genre. C’est certain que les femmes vont se retrouver en beaucoup moins grand nombre dans les services, tant dans les services en réduction de méfaits que dans les soins spécialisés en dépendance. La consommation d’alcool puis la consommation de drogues est davantage stigmatisées chez les femmes. Beaucoup parce qu’elles sont vues notamment à travers leur rôle de mère, ou de personne qui prend soin des autres. Puis on voit l’incompatibilité entre la consommation, puis le fait qu’elle pourrait avoir des enfants ou qu’elles doivent s’occuper des enfants ou s’occuper des autres. Donc les femmes rapportent beaucoup ce sentiment-là. Elles vont avoir peu tendance à parler de leur consommation et beaucoup plus de leur anxiété ou leur dépression. Donc, on va se retrouver dans des services en santé mentale avec beaucoup d’hésitations à parler de leur consommation. Et donc si on prend par exemple les femmes qui consultent, à nouveau et on parle d’adéquation des services, quand on parle d’abus sexuels et du rôle de la consommation dans cette trajectoire-là, notamment dans la régulation des émotions et de l’intimité au niveau de la sexualité, si on se sent pas confortable à aborder la santé sexuelle, et bien on peut passer à côté d’éléments vraiment majeurs pour réussir à accompagner cette femme-là dans un meilleur bien être, et vers un rapport à la consommation qui tient compte de son expérience. Parmi les personnes qui sont de la diversité en termes d’orientation sexuelle, c’est un autre sous-groupe pour qui l’accès aux services adéquats en dépendance est plus difficile. D’une part, à nouveau, cette interaction-là, entre soit les pratiques sexuelles et la consommation –  on peut parler de chemsex par exemple – mais aussi tous les parcours de dévoilement en termes d’orientation sexuelle. Si on parle de diversité de genre aussi, les parcours d’affirmation identitaire, le stress minoritaire que les personnes peuvent vivre en lien avec leur statut plus minoritaire et les différentes discriminations qu’elles ont vécues au cours de leur parcours sont souvent évacués. Et puis, malheureusement, il y a même des expériences de discrimination, de stigmatisation qui peuvent être vécues même lors de leur expérience de services, et qui vont vraiment les tenir éloigné.e.s des services spécialisés du domaine des dépendances.

Laurie : Donc, non seulement les services sont peu adaptés aux vécus spécifiques des gens, mais en plus les gens vivent de la discrimination puis de la stigmatisation une fois rendus sur place. 

Alexandra : Il n’y a pas beaucoup de données sur les personnes de la diversité sexuelle et de genre en lien avec cet enjeu-là. Mais ce qu’on remarque, c’est qu’elles sont vraiment sous-représentées dans les services publics en toxicomanie. De l’autre côté, elles sont surreprésentées dans les initiatives communautaires, parce que ces initiatives-là s’adaptent davantage à des besoins spécifiques. Il y a beaucoup d’organismes, par exemple, qui sont plus inclusifs et qui travaillent avec l’approche de la réduction des méfaits. Cette approche-là ne vise pas l’abstinence complète comme solution, mais accompagne les gens qui consomment pour favoriser leur bien-être et leur santé. 

Laurie : Peu importe l’approche, qu’elle soit plus en réduction des méfaits ou dans une visée de guérison de la dépendance, ce qui est clair, c’est que les besoins sont criants pour des services adaptés selon les besoins spécifiques de différentes communautés.

Karine Bertrand :  C’est important de comprendre les particularités de l’usage de substances psychoactives selon différents sous-groupes, selon différentes sous-cultures, pour mieux accompagner ces personnes-là, comme par exemple chez les hommes notamment, gais, bisexuels, HARSAH (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes), qui consomment des substances. La question de la socialisation est vraiment majeure. Les lieux de socialisation sont souvent des bars, des lieux où la consommation est facilement accessible. Ça s’inscrit dans un contexte social où il y a beaucoup de stigmatisation, encore aujourd’hui, de l’orientation sexuelle. Beaucoup de personnes parmi les gais, à un certain moment, vont pas nécessairement avoir fait leur coming out, par exemple, ils vont chercher un lieu sécuritaire ou rencontrer des personnes. Alors, à ce moment-là, la substance non seulement crée le lien, mais dans les lieux où les personnes se rencontrent, il y a un accès facile à la consommation. L’idée est pas de dire qu’il faut stigmatiser, ou que c’est un problème en soi, mais c’est certain que c’est un environnement qui peut amener un certain risque, dans la mesure où on reste dans la socialisation, le plaisir. Mais ça peut entraîner pour certaines personnes des risques d’aggraver ou de consommer de façon plus intensive, au-delà d’un seuil de consommation qui amène plus de bénéfices que de risques.

(Intermède musical)

Laurie :  Depuis tantôt on parle de façon de gérer la consommation quand ça dérape, mais on a quand même des motivations à consommer. Ça nous apporte quelque chose qui est, pourrait-on dire, positif ?

Alexandra : Ouais, personnellement, étant une personne anxieuse pis timide, je le sais que je vais avoir plus de fun dans un événement si j’ai pris un petit peu de CBD avant d’y aller. 

Laurie : Moi aussi, je dis souvent qu’en contexte social, mon idéal, ça serait de me maintenir constamment à l’état « deux bières ». L’alcool, et parfois d’autres drogues aussi, m’apportent une désinhibition agréable qui me rend capable d’interagir sans me questionner aux deux secondes, à savoir si je gosse quelqu’un. Puis je parlais de la consommation de mon père tantôt, bien sans cette désinhibition-là, il était pas mal hors de question qu’il parle d’émotions.

Alexandra : D’ailleurs, si je peux me permettre, selon la recherche, les normes de masculinisation nuisent à ce que les hommes démontrent une certaine vulnérabilité. La gestion des émotions et l’accès à des émotions comme la tristesse, la détresse est stigmatisée pour les hommes, tandis que la consommation, et même la surconsommation, c’est super valorisé.

Laurie : Ça colle en maudit avec la vie de mon père, si je pourrais dire. Puis je me rappelle que mon frère, il m’avait dit une fois « si t’as pas connu p’pa sur la brosse, t’as pas connu p’pa ». Puis il y avait un peu raison, on n’avait pas accès à tout le volet émotif de sa personne autrement, il n’y avait pas moyen. Fait que dans ce sens-là, bien la consommation, elle avait une certaine utilité, même si ça prenait ça pour qu’il arrive à nous dire je t’aime, mettons, ça lui permettait quand même de le faire. Est-ce que ça valait la peine ou pas? Je sais pas, mais c’était utile.

Karine Bertrand :  Lorsqu’on s’intéresse à la définition de la santé, on pense souvent à la santé qui est physique. Mais de fait, la santé telle que définie par l’Organisation mondiale de la santé implique plusieurs dimensions. C’est plutôt un concept de santé globale qui va au-delà de l’absence de maladie ou d’infirmité, mais bien à la notion de bien-être global qui inclut par exemple la santé sur le plan sexuel et la santé sur le plan social, qui sont des dimensions aussi importantes quand on réfléchit à ce qui amène quelqu’un à se sentir bien globalement. Donc, la consommation de substances psychoactives, pour plusieurs personnes, leur motivation principale c’est de favoriser leur bien-être global. Donc on va utiliser des substances pour socialiser et rencontrer de nouvelles personnes, diminuer la timidité, souvent aussi pour réussir à bien dormir, comme un anxiolytique. Donc autant pour avoir du plaisir et être bien socialement que pour diminuer de la détresse psychologique. C’est parmi les principales motivations de la consommation de substances.

Alexandra : C’est sûr qu’avec une définition de la santé plus globale, c’est vraiment plus dur de trancher définitivement, de dire que la consommation est foncièrement mauvaise pour la santé, ça rend ça quand même vraiment plus nuancé. Mais effectivement, il y a des risques pour la santé physique à consommer et notamment à consommer de l’alcool. À ce sujet là, récemment, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances a sorti des nouvelles recommandations.

Repères canadiens sur l’alcool et la santé, Rapport final 2023, lu par Émilie Duchesne : 

« 0 verre par semaine offre de nombreux bénéfices, par exemple, une meilleure santé et un meilleur sommeil. 

2 verres standard ou moins par semaine permettent généralement d’éviter les conséquences de l’alcool pour vous-mêmes et pour les autres. 

3 à 6 verres standard par semaine augmentent le risque de développer plusieurs cancers comme le cancer du sein et du côlon. 

7 verres standard ou plus par semaine augmentent en plus votre risque d’avoir une maladie du cœur ou un AVC.

Où que vous soyez sur le continuum pour votre santé, boire moins, c’est mieux. »

Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, Repères canadiens sur l’alcool et la santé. Rapport final 2023.

Laurie : Ben voyons, fait que six consommations par semaine c’est un comportement très à risque! Mais ce n’est même pas encore une consommation par jour! 

Alexandra : Ouin, puis, selon Statistiques Canada, les Canadiens boivent dix consommations par semaine en moyenne. Les recommandations qu’on vient d’entendre, Karine Bertrand a signé une lettre ouverte dans Le Devoir l’automne dernier pour critiquer la façon dont elles ont été communiquées. Selon elle, et selon les spécialistes qui ont co-signé cette lettre-là, c’est important de savoir les risques liés à la consommation d’alcool. Mais de mettre des barèmes aussi précis sur une consommation « raisonnable « ou « très dangereuse » d’alcool, ben ça crée une stigmatisation importante chez quasiment toutes les personnes qui boivent de l’alcool. Puis ça passe à côté de la cible. Parce que de lever un flag à partir de trois verres par semaine, c’est pas du tout ancré dans la réalité de la plupart des gens.

Laurie : Et si on a de la misère à communiquer les risques d’une substance qui est légale et qui est communément consommée sans stigmatiser le monde qui consomme, on est loin de parler des substances illégales. Et c’est pas parce qu’on n’en parle pas qu’elles existent pas et qu’elles comportent pas leurs propres risques, leurs propres bienfaits, leurs propres caractéristiques.

Karine Bertrand : Pour comprendre l’importance de la consommation d’alcool et d’autres drogues dans la vie d’une personne, c’est vraiment important de considérer le contexte de vie de cette personne-là. D’une part, consommer par exemple pour avoir du plaisir en soi, ça peut apporter des bénéfices, et ça peut être considéré comme s’intégrant dans une prise de décision éclairée où j’assume qu’il peut y avoir certains risques liés à consommer, mais essentiellement ça m’apporte beaucoup de bien être. Par contre, si je me sens incapable d’entrer en relation sans avoir consommé, que si j’ai pas accès à cette consommation-là, je demeure isolée socialement, si je finis par augmenter de plus en plus la quantité de consommation pour me donner la confiance de retourner à une fête par exemple, où si je consomme de façon tellement intensive que je finis par vivre de la honte, de la culpabilité sur les impacts d’avoir été intoxiquée en groupe, c’est là où ça peut glisser vers des conséquences qui graduellement vont prendre plus d’importance que les bénéfices que j’avais initialement.

Alexandra : Ok, mais là, comment qu’on fait pour savoir quand les conséquences ont dépassé les avantages? Mettons, pour une personne qui n’est pas capable de socialiser sans avoir pris un verre… je parle de personne en particulier!

Laurie : Non. Non, non, non, non (rires).

Alexandra : Mettons pour cette personne-là, est ce que les aspects positifs de réussir à avoir une sociabilité grâce à la consommation modérée est équivalente aux risques pour sa santé physique à chaque consommation? Puis d’un autre côté, tu sais, est ce que de prolonger le plaisir d’une soirée en consommant, ben ça vaut le poids face à un risque puis une difficulté grandissante de ressentir du plaisir au quotidien sans consommer? 

Laurie : Puis ça doit être vraiment tough de voir les coûts, de voir que la consommation nous aide pas vraiment quand on voit tout le monde autour avoir du fun, quand nous autres même on a du fun pendant. Puis on est bien cutes de l’extérieur de trouver que le monde devrait se prendre en main et bla-bla-bla. Mais mettons nous autres, on y renoncerait tu à notre verre de vin dans le bain le soir?

Christine Jean : Ça prend une bonne dose de courage pour faire un cheminement à Wapan, mais aussi le dans un autre milieu. D’avoir cette, cette énergie-là, parce que ça demande beaucoup d’énergie aussi d’aller voir, de faire une introspection, puis de dire c’est ça qui fait que ça va pas bien. Parce qu’il y en a qui ont quand même des traumatismes qui sont difficiles à entendre, et que c’est un vécu qui est particulier. Puis moi, ces gens-là, j’aimerais avoir une infime partie de cette force-là, quand j’ai moi-même des petits blues qui passent. Et puis c’est des gens qui partent de leur milieu, qui s’en viennent à un endroit où ils connaissent pas personne, ils n’ont pas de point de repère. Donc non, ça prend une bonne dose de courage pour faire un cheminement à Wapan, mais aussi dans un autre milieu. Le travail vient de soi. Donc une personne qui a vraiment envie de changer et qui est prête à changer, c’est vraiment elle qui détient le contrôle.

Laurie : Pour Christine, le vrai travail de guérison commence lorsque les gens ont terminé leur séjour dans le centre Wapan.

Christine Jean : Demain, c’est la dernière journée et on le sait très bien : quand les gens vont sortir, c’est à ce moment-là que la vraie thérapie commence. C’est pas facile quand ils repartent dans leur milieu, parce que quand ils étaient avec nous, ils étaient dans un bel encadrement, puis quand ils y avait des moments plus difficiles, on était là pour les relever. Ou quand ils étaient trop dans les highs, parce que des fois c’est pas mieux d’être trop dans les highs, il faut que tu reviennes un peu. On parle d’équilibre. Et quand ils retournent à leur communauté ou dans leur milieu de vie, les gens autour ont pas ce cheminement-là, ont pas, ont peut-être pas les outils. Et c’est difficile aussi pour les gens de l’entourage de comprendre pourquoi que la personne, ça va si bien dans sa vie et qu’elle est bien outillée et qu’elle voit le positif et tout ça. Puis là, la personne va être confrontée à son entourage, si ça continue à consommer, et voir qu’ils ont du plaisir quand même, et que lui s’abstient d’aller dans ces milieux là. Donc c’est toute une adaptation de revenir de Wapan. On ne règle pas la problématique, on outille les gens pour qu’eux puissent mieux vivre avec ça.

(Intermède musical)

Laurie : À la lumière des inquiétudes de Christine face à la réintégration du milieu, puis de la société, suite à un séjour à Wapan, on peut se demander: y’a tu une fin un jour à ce cheminement difficile vers la guérison?

Karine Bertrand : On peut se questionner si c’est possible de guérir d’une dépendance. Déjà, le terme guérir, souvent, est associé à une logique qui serait binaire : on guérit ou on est affecté, oui, non. Puis souvent, on a tendance à avoir la guérison d’une dépendance comme étant l’abstinence, qui serait la solution. De plus en plus, l’approche qu’on va prôner, c’en est une qu’on va appeler de rétablissement. C’est-à-dire que le but ultime, c’est pas nécessairement l’abstinence, mais c’est plutôt de viser un bien être global chez la personne, dans le domaine des dépendances à l’alcool et aux autres drogues. On a à peu près 40 % des gens qui vont se rétablir sur plusieurs années. On parle de plus de dix ans, douze ans, dix-sept ans, mais bref, avec plusieurs demandes de services. Donc le fait de concevoir les dépendances comme la même chose que par exemple avoir une jambe brisée, où ont doit consulter dix rencontres puis c’est réglé, souvent, ça fait partie du problème. Parce qu’on va voir la personne qui demande une deuxième fois un service comme étant en échec, alors qu’elle est plutôt en train d’être dans un parcours de rétablissement. Puis, il faut voir que pour plusieurs personnes, une dépendance, c’est un trouble qui est persistant dans le temps. Puis de juger le fait de demander des services à plusieurs reprises, c’est quelque chose qui est aussi illogique que de juger une personne diabétique d’aller revoir son médecin par exemple. Que veut dire le rétablissement? Bien, le rétablissement, c’est aussi les critères importants de bien être global qui sont importants pour la personne qui est en rétablissement, qui peuvent varier d’une personne à l’autre. C’est vraiment d’avoir une vision centrée sur l’individu et sur son souhait. Que veut dire pour elle se sentir bien, puis comment elle chemine à travers ses objectifs personnels de mieux être?

Alexandra : Je ne sais pas toi, mais personnellement, moi ça me fait vraiment du bien d’entendre ça. J’ai des symptômes d’anxiété et de dépression depuis aussi longtemps que je me souvienne. En ce moment, je prends une bonne dose d’antidépresseurs, puis des médicaments pour dormir, puis du CBD pour me calmer les nerfs quand ça marche vraiment pas. Tout ça, ça m’aide à fonctionner et ça m’aide à trouver de la joie dans mes journées. Puis honnêtement là, j’ai bien de la misère à trouver de la joie dans mes journées quand toute mon énergie va à essayer de gérer mon cerveau qui part dans toutes les directions. Avant de prendre autant de pilules, pour gérer mes symptômes, je buvais de l’alcool. Puis récemment j’ai eu un épisode dépressif, puis je buvais plus pour m’aider à sortir de ma tête à partir de 5h le soir, mettons. Puis j’ai déjà essayé d’arrêter les pilules et ça a pas bien été. Il a fallu vraiment que je me parle dans les dernières années, pour accepter que bien, j’en ai besoin pour de vrai. Pis j’en aurai peut-être tout le temps de besoin. Puis c’est pas grave, c’est pas un échec. Puis Christine Jean du centre Wapan aussi a quelque chose à dire pour nous faire du bien.

Christine Jean : Bien oui, c’est d’apprendre à s’aimer sans avoir besoin d’influence externe. Se donner nos bonheurs puis d’être reconnaissants. Tu sais on parle beaucoup de gratitude aussi quand on est en cheminement. Moi, tous les jours tu sais, j’ai la chance de me lever et de prendre mon café. Tu sais, c’est des petites choses de la vie qu’on est privilégiées d’y avoir accès. C’est de considérer toutes ces petites choses-là qui nous entourent et qui font un changement positif. Souvent, on les voit plus, parce qu’on est prises dans nos habitudes. Donc la gratitude est importante aussi. L’amour qu’on se donne. À soi-même.

Laurie : C’est beau ce que Christine dit qu’il faut apprendre à s’aimer, même dans la banalité du quotidien, même dans les parties difficiles de cette banalité-là. Mais je trouve qu’il faut aussi apprendre à aimer point. À aimer même quand les gens autour de nous font des choix qu’on comprend pas. C’est important d’apprendre à s’aimer mieux, mais à aimer mieux en général aussi.

Vers la fin, mon père n’avait pas une qualité de vie à tout casser. Ses enfants étaient parti.e.s, il y avait des douleurs constantes qui l’empêchaient de travailler. Et ça pour un bonhomme du lac, c’est pas mal la fin d’une belle vie, mettons. Ça l’empêchait parfois même de se lever de sa chaise. Puis il vivait avec un pacemaker, puis la trâlée de médicaments qui permettait à son corps de fonctionner. Est-ce qu’il aurait pu améliorer sa qualité de vie physique en arrêtant de consommer? Peut-être, probablement même. Mais est-ce que c’est accessible à un homme somme toute isolé, en région, pour qui la discussion et l’accès aux émotions, c’est difficile ou impossible sans alcool, de simplement arrêter sa consommation de trois substances en même temps? Est-ce que c’est pas correct à un moment donné de lâcher prise puis de vivre ses dernières années sur la brosse avec ses amis? Je sais pas. C’est sûr que son décès m’a fait beaucoup de peine et que j’aurais aimé ça qu’il connaisse ses petits enfants. Mais lui, sa fin, il la voyait venir. Puis je peux pas vraiment lui en vouloir de l’avoir trouvé plus affrontable en consommant.

(Intermède musical)

Lecture d’un poème d’Hélène Monette par Émilie Duchesne : 

«  À qui est-elle donc cette peur enrouée 

Qui tient à m’enrôler dans un cimetière aussi banal

Qui est là au moins, quand on déssaoule

Le no man’s land est tout à fait dans les normes

C’est le seul terrain d’entente qui m’attend 

Le seul disponible dans le moment

États individuels seulement

Meilleurs vendeurs cette décennie 

Grisaille assortie 

Sugar free »

Hélène Monette, dans Plaisirs et paysages kitsch, p. 46.

(Intermède musical)

Laurie : On vit dans une société somme toute fuckée, où le racisme, le sexisme et les injustices en tout genre se vivent partout dans le monde. Où l’environnement se dégrade à une vitesse fulgurante. Où le capitalisme nous impose un niveau de productivité de loin supérieur aux capacités de nos corps, ce qui peut directement nous pousser à utiliser des substances pour être plus productifs, ou plus indirectement, à laisser le travail empiéter sur d’autres facettes de nos vies essentielles à notre bien-être, comme nos relations intimes, notre famille, le repos. Pour par après, tenter de trouver ce bonheur là, ailleurs, à l’extérieur de nous. Dieu sait qu’on nous en propose des options pour acheter notre bonheur. Que ce soit un steak triple A, une bonne bière qui descend bien, 3 heures à scroller sur Instagram… des options en veux tu, en v’là. 

Alexandra : À ce stade-là, tu sais, on peut se demander si voir la consommation de substances comme de multiples problèmes individuels, plutôt que comme peut-être un symptôme d’une société qui nous donne pas de break, c’est pas un petit peu passer à côté de quelque chose. On a beau choisir nos poisons, reste qu’on est toustes dans le même bateau et que la consommation est pas sur le bord de disparaître. Comme elle est là pour rester, il faudrait toujours bien se donner les outils pour être capable d’en parler et pour s’entraider là-dedans. Puis parmi ces outils-là, la décriminalisation de l’usage de drogues fait de plus en plus consensus dans la communauté scientifique, selon Karine Bertrand.

Karine Bertrand :  Au lieu de concevoir la personne qui consomme des drogues illégales comme un délinquant, on le perçoit comme une personne, d’une part, qui peut prendre des choix éclairés en termes de risques. Et d’autre part, lorsqu’elle vit des difficultés et peut être des enjeux de santé, qu’on peut accompagner, aider. Donc, les impacts de la judiciarisation chez les individus, la stigmatisation qui y est liée, le fait de rendre difficile la demande d’aide, puis la qualité très médiocre des produits sur le marché noir, et très dangereuse, ce sont toutes des raisons qui font que la décriminalisation des drogues tend à être vue vraiment par de plus en plus d’experts comme une stratégie importante à mettre de l’avant pour déstigmatiser et protéger les consommateurs. Puis pour avoir une vision beaucoup plus orientée vers un humanisme, puis vers le mieux être des personnes qui consomment.

Laurie : Les personnes qui consomment, après tout, c’est un peu toustes nous autres. Quelles que soient nos dépendances, qu’on accepte de les adresser en société comme on le fait avec l’alcool, ou qu’on les garde bien enfouies sous les fleurs du tapis comme avec les drogues illégales, bien on s’enfarge pas moins dedans.

(intermède musical)

Poème lu et composé par Natasha Kanapé Fontaine : 

Demain, j’aurai quelque chose à porter

Une toile

Un filet

Tomorrow, I’ll have faith 

Today is another day 

Today I feel my bones inside out 

They become my flesh

And my flesh is a painting of the land

Where I search for my reflection

Demain mon espoir sera vêtu d’améthystes

Et de bravoure

Aujourd’hui est un autre jour

Je plonge mes mains dans le cœur 

D’un océan renversé sur la table 

Aujourd’hui, je sais que mes os me démangent

Demain, je sais pas 

Aujourd’hui mes os deviennent ma chair 

Et ma chair est un tableau de terres bleues 

Où je pars à la recherche

de ma présence.

Devant les murs de mon appartement 

Je construis des abris

Pour chaque aurore

Qui entrera chez moi

(intermède musicale)

Laurie : Finalement, comme à notre habitude, on a jasé longtemps, répondu à des questions qu’on pensait simples par d’autres questions toutes plus compliquées les unes que les autres (rires), et bien peu de réponses. 

Alexandra : Ouais, mais malgré tout, à la lumière de toutes nos recherches et de nos discussions avec les différentes expertes, je pense que c’est quand même clair qu’il faut viser davantage de services adaptés aux besoins des gens qui consomment. Et surtout moins de stigmatisation et de tabous sur la consommation en soi. Parce que tu sais, je pense que la consommation c’est ni bien, ni mal, ni sans risque, ni sans bienfait, et surtout bien, c’est partout autour de nous. 

Laurie : Ben oui, c’est dans nos milieux aussi. Et le milieu des arts n’y fait pas exception. 

Alexandra : Oui, exact. 

Laurie : D’ailleurs, si jamais vous avez développé une dépendance à notre nouvelle formule d’épisode, ben on vous en propose un autre à consommer tout de suite… 

Alexandra : ou plus tard…

Laurie : ou jamais!

Alexandra : On est surtout pas là pour monitorer vos habitudes de consommation! (rires) 

(Début du générique de fin)

Vous venez d’écouter le premier épisode de la quatrième saison de toutEs ou pantoute, Laisser le soleil se relever. 

Si vous avez aimé l’épisode, vous pouvez le partager avec vos amis, nous laisser des petites étoiles,    et le partager sur les réseaux sociaux. Ça nous aide beaucoup. 

Vous avez entendu des poèmes originaux, écrits et lus par Natasha Kanapé Fontaine, la musique de Laura Niquay, d’Après l’asphalte, de Lapelúda et de Rirette, ainsi qu’un poème d’Hélène Monette et un texte de Marie Darsigny lu par Émilie Duchesne. Merci à Christine Jean et Karine Bertrand pour les entrevues éclairantes. Merci à François Pinet-Forcier du studio La Marcelle et à Émile Bousquet du complexe culturel Félix Leclerc pour l’enregistrement des entrevues. Merci à Cécile Gagnon, à Aube et Willie Perron Forcier, Sarah Grenon, Marjo, Ginette et Pierrette Coulombe d’avoir enrichi nos réflexions. Et merci à Jeannot Grenon pour sa participation éclair. 

Laurie : toutEs ou pantoute est créé, réalisé, produit et animé par Laurie Perron et Alexandra Turgeon. Avec Jenny Cartwright, conseillère à la scénarisation et à la réalisation, Marie-Ève Boisvert, Laurie Perron et Alexandra Turgeon au montage, Sylvaine Arnaud à la conception sonore avec une musique originale d Ariane Vaillancourt, à la recherche et à la coordination Alexe Allard, Ève-Laurence Hébert et Wina Forget. Promotion et gestion des médias sociaux par Mélissa Helmer. Illustrations originales du balado par Odrée Laperrière et graphisme par Marin Blanc. 

La saison quatre de toutEs ou pantoute a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil des arts et des lettres du Québec. Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.

(Musique générique de fin)