Transcription, saison 4, épisode 3 : Jeux d’évasion pour utopistes récidivistes

Véronique O’Leary: On est encore élevées à avoir peur comme femmes, qu’on ne sera pas capable, je n’en reviens pas. J’ai donné des ateliers, pis des petites aux grandes, il y en avait qui disaient non, je serai pas capable, je serai pas capable, mais ça, je serai pas capable, c’est de casser la planche.

Sarah Grenon: Ouais la justice… C’est sûrement pas le système de justice qui représente la justice pour moi, là. Pis entre ce qui est juste, ce qui est équitable, tu sais, il y a comme tellement de nuances là, hum. 

Marie-Ève Boisvert: La question de la justice par rapport à la santé, au corps, pour moi c’est primordial et souvent on l’oublie. Tu sais, quand on n’est pas confronté·e à… Je pense qu’on pourra jamais être équitable en termes de santé, on se fait imposer un corps, ses limites, etc. Dans la société dans laquelle on vit où faut qu’on soit full productif tout le temps, où même dans nos cercles d’ami·e·s, des fois on se sent mal de dire « heille, je vais manquer tel événement social, tel événement militant ou scolaire, peu importe, parce que je feele pas, parce que je fatigué·e ». Tu sais, les femmes et les personnes qui sont menstruées, il y en a beaucoup là, c’est deux journées par mois où t’es pas vraiment productif, ou plus, mais là à la fin de l’année, c’est sûr que t’es plus précaire financièrement, tu sais. Avez vous des solutions? (rires)

(Intermède musical)

Alexandra: Ici Alexandra Turgeon. 

Laurie : Et Laurie Perron.

Alexandra et Laurie: Vous écoutez toutEs ou pantoute.

Alexandra: Saison 4, épisode 3 : jeux d’évasion pour utopistes récidivistes.

Natasha Kanapé-Fontaine: Pour recouvrir les fissures, il faut remettre l’espace à l’endroit où on l’a pris. Le vide, comme le néant. Et l’appartement. Et l’habitation. Pour remplir à nouveau l’étendue. Il faut savoir reconnaître la nature invisible des lignes. Des yeux. Et des terrains vagues.

(Intermède musical)

Laurie : Il y a bien des affaires qu’on vit qui sont injustes, mais on ne le sait pas avant d’en parler avec d’autre monde et de constater qu’on est pas tout·e·s seul·e·s  à les vivre.

Alexandra: Comme en parlait Marie-Ève Boisvert, qui est documentariste et aussi monteuse de ce balado (Allô Marie-Ève!) en introduction, on ne part pas toutes avec les mêmes chances. Elle référait surtout à la sécurité financière en lien avec les maladies et les douleurs chroniques, puis avec les menstruations aussi. Mais on peut penser à la chance qu’on a eue, nous autres, de grandir blanches dans des petites villes de régions où les taux de criminalité sont quand même bas.

Laurie : C’est dans ce climat-là, moi, que j’ai été élevé·e. Les policiers, ils me faisaient vraiment pas peur. Ils saluaient ma mère quand on prenait des marches, puis je leur servais leur café au restaurant.

Sarah Grenon: Tu sais, moi, j’ai toujours été bien amie avec les policiers. Je me suis toujours sentie en sécurité dans ma ville. Mais c’est pas partout pareil non plus. Tu sais, ça fait que là, notre service de police, moi je le trouvais très très humain, très proche de la population, avec nos agents qu’on connaissait quand t’allais à l’école primaire, puis tout ça. Mais là tu sais, plus ça grossit, plus ça devient comme du contrôle. Tu sais, à quelque part là, si, mettons, tu avais eu tes enfants à Saint-Félicien, leur vision de la police, ça ne serait pas la même que du fait qu’ils restent à Montréal. Parce que là, à Montréal, les policiers sont pas tous gentils, hein, ils sont pas gentils avec tout le monde.

Laurie : Vous avez peut être reconnu la voix de ma mère. À Saint-Félicien la nuit était pas bien, bien plus dangereuse que le jour pour se promener à pied.

Alexandra: Je pensais aussi que la police, c’était nos amis, à part quand ils nous donnaient des tickets de vitesse. Mais en même temps, sais, c’est vrai que 125 sur une route à 90, c’est peut être un peu vite. (Rires). 

Laurie : Mais c’est sûr aussi qu’on n’a pas commencé notre vie en ville dans le moment le plus relax. Le mouvement étudiant contre la hausse des frais de scolarité en 2012, ça a été somme toute formateur dans notre vision de la sécurité, de la police, de la violence et des rapports de pouvoir. Et on va se le dire, on a été vraiment chanceux d’avoir allumé aussi tard dans nos vies que la police, c’est surtout notre amie quand on est du bon bord de la norme. Parce que se sentir checké par des uniformes partout où on marche, dès qu’on est en groupe, voir des amis se faire étamper dans le mur puis se faire arrêter pour la seule raison de marcher dans une rue, eh bien c’est des affaires que bien du monde qui n’ont pas notre couleur de peau et notre statut socioéconomique ont appris pas mal plus jeunes que nous autres.

Alexandra: Mais de réaliser ça, ça a quand même fessé fort. Ça a vraiment anéanti notre confiance dans la police de Montréal, puis aussi bien personnellement, en tout cas, dans les corps policiers plus généralement et dans le gouvernement qui était quand même au top de la pyramide des décisions pendant la grève de 2012.

Laurie : Et encore, à ce jour…!

Alexandra: La grève étudiante de 2012, comme pleins d’autres mouvements militants, a impliqué une certaine organisation de groupe. Les gens se sont organisés par ville, par université, par département, plus largement par fédération ou regroupement étudiant aussi. Puis à ce moment là, on était toustes occupé·es à se battre contre un pouvoir étatique plus grand que nous, incluant la police et le gouvernement. Mais à l’intérieur même des cercles militants, il y en avait quand même des rapports de pouvoir. Puis la première invitée de l’épisode d’aujourd’hui a été bien impliquée dans le mouvement militant de 2012, puis elle a observé de près ces rapports de pouvoir là.

Laurence Ingenito: Allô, je m’appelle Laurence Ingenito et je suis féministe. On est en 2013 à peu près, post grève étudiante. On est toutEs épuisé·e·s, poqué·e·s, traumatisé·e·s, en criss, puis déçu·e·s. Et puis les couches de déception arrivent l’une après l’autre, puis à un moment donné, entre femmes, on réalise qu’une des grosses couches de déception qui nous marque, c’est le fait qu’il y avait beaucoup de sexisme dans le mouvement étudiant, qu’il y avait beaucoup de misogynie, puis qu’il y a eu des agressions sexuelles. Et la parole commence à se libérer, puis on sait comment ça marche: plus on en parle, plus on en parle. Fait qu’il y a beaucoup de lieux en non-mixité qui commencent à s’organiser. Et une de mes amies réalise que le gars qui l’a agressée a aussi agressé d’autres gens. Dans le cadre de nos lieux de non-mixité, de nos rencontres en non-mixité, émerge une analyse collective de la culture du viol dans nos mouvements militants. Et puis elle veut adresser cette culture du viol là, à travers son processus personnel pour obtenir justice. Notamment parce que ce gars-là qui l’a agressée est une personne quand même connue dans le mouvement. Elle, ayant vécu des violences policières et lui, ayant été peut-être judiciarisé, ça fait pas du tout partie des solutions pour elle d’utiliser la police.

Alexandra: Donc, plutôt que de rapporter l’agression à la police, l’amie de Laurence, accompagnée de plusieurs personnes de confiance autour d’elle, ont décidé d’amorcer un processus de justice transformatrice. Puis ce processus-là s’inscrit dans un courant plus large de ce qu’on appelle la justice alternative.

Laurie : On retrouve là-dedans, entre autres, la justice réparatrice, la justice restaurative et la justice transformatrice, qui sont plusieurs façons de s’organiser en réaction ou en parallèle du système de justice actuel. Parce qu’on constate de plus en plus que notre façon de gérer la criminalité par l’emprisonnement est peu efficace et adaptée aux réelles problématiques qui causent cette même criminalité.

Laurence Ingenito: La justice transformatrice, à la base, est inspirée des processus de résolution de conflits dans les communautés autochtones, beaucoup au Canada et en Australie et dans certaines communautés noires abolitionnistes des prisons et LGBTQIA+ aux États Unis et dans le Canada anglophone. C’est utilisé comme une solution de rechange à la justice de l’État pour gérer les violences qui sont faites à la fois dans la communauté et à l’encontre de leur communauté, comme les violences policières, la sur-judiciarisation par exemple. La conception des violences dans ces processus-là, c’est une vision du tort qui est commis comme ancré dans le contexte social large. Fait que ça prend en compte les rapports de pouvoir qui mènent à la production de la violence. Donc ça considère que les personnes sont socialement construites dans le cadre de ces rapports de pouvoir là et que c’est ce qu’elles apprennent qui fait qu’elles reproduisent les violences. Donc, plus tu vis de la violence, plus tu peux en reproduire. Ça fait qu’on essaie de réfléchir à comment on pourrait mettre ça en place. Fait que c’est à partir de là qu’on décide d’utiliser cette technique-là.

Laurie : Le manque de confiance envers la justice, ça ne vient pas juste du fait d’avoir vu de près et vécu la violence arbitraire du SPVM dans ces années là. Ça vient aussi d’une observation plus large chez plusieurs militants et militantes du contexte social actuel.

Alexandra: Oui, et avant de continuer de parler du processus de justice transformatrice de Laurence Ingenito, je pense que ça vaut la peine qu’on établisse un petit peu ce contexte-là. On a des données qui datent de 2020 : au Canada on a 104 personnes incarcérées par 100 000 habitants. Et ça, ça se situe au-dessus de la donnée médiane, donc, on est parmi les pays où il y a le plus de personnes incarcérées par rapport au nombre de citoyens, proportionnellement. Puis la majorité des jugements de crimes sont situés dans l’ouest du pays, puis dans le Grand Nord. Aussi, en 2021, les autochtones représentaient environ 32 % de la population carcérale au Canada, alors qu’iels constituent moins de 5 % de la population totale. Les femmes autochtones représentent 48 % de la population des prisons pour femmes. En fait, au cours des années 80, 90, 2000, on est passé au Canada d’un État qui valorise davantage les mesures de prévention de la criminalité, fait que les mesures d’aide économique, de soutien professionnel, d’insertion sociale, vers un État qui choisit de criminaliser et de punir les actions individuelles à la place de prévenir et aider. C’est ce qu’on appelle le passage de l’État social à l’État pénal, ou à l’État de contrôle. Et là, on fera pas semblant d’être des grandes criminologues, puis on va laisser une experte de la question nous en parler.

Marion Vacheret: Bonjour, je suis Marion Vacheret, professeure à l’École de Criminologie de l’Université de Montréal, chercheure au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, également, et je suis une spécialiste des questions carcérales et pénales. La manifestation de l’État pénal, c’est un recours à des peines de plus en plus sévères, de plus en plus longues, à des peines minimales obligatoires, des peines à perpétuité. Une démonstration à travers une punitivité accrue. Donc, on a de plus en plus d’actes qui sont criminalisés, d’actes qui sont poursuivis, d’actes qui sont condamnés. On a aussi, de plus en plus, certains comportements qui vont être particulièrement ciblés. On a beaucoup parlé de la guerre à la drogue aux États-Unis. Ce phénomène-là, on l’a connu chez nous aussi et ça a amené un phénomène où on a rempli les prisons.

Alexandra: Puis plus ça va, plus les conditions dans les prisons, ça s’améliore pas. C’est vraiment un processus qui s’amorce depuis plusieurs décennies, comme le dit Marion, mais dans les années de Stephen Harper au Canada, entre 2006 et 2015, tout en remplissant les prisons de plus en plus, bien, on a cherché à économiser de l’argent en coupant dans les conditions de détention.

Marion Vacheret: On reconnaît qu’en principe c’est une personne par cellule, parce que ce n’est pas des conditions de vie possibles d’être à deux dans un espace minuscule, puis d’être constamment l’un·e sur l’autre. Bon, bien sous Harper, on a construit des secteurs d’établissement avec des cellules doubles. On a agrandi des établissements, c’est-à-dire des établissements qui étaient peut-être à 300, 350 détenu·e·s, on est monté à 500, 600. Donc, tous ces changements-là, avec une rationalisation au niveau des services, des coupures au niveau de l’alimentation, au niveau de l’accès à différentes activités, ça fait que c’est très difficile, ça l’a toujours été, mais je dirais que c’est peut-être encore plus difficile de passer du temps en détention depuis cette époque-là.

Émilie Duchesne: « On te demande de travailler sur toi, d’être une meilleure personne, mais loin et coupée de toutes sources de bonheur, de la famille, des amis. Devenir un meilleur citoyen dans un endroit où même le citoyen le plus équilibré ne pourrait pas le faire.

Les moments passés en prison sont des moments d’éternité qui ne reviendront plus. Ça nous a été volé. On punit un crime par un autre crime. On n’a pas le droit d’empêcher quelqu’un de vivre. La prison, c’est la preuve que la société a des failles. Nous sommes les résultats de la faiblesse de la société. En tant que petites filles, on a appris quelque chose qui a fini par nous emmener en prison » (Esther D. Temps d’agir, p. 41).

Marion Vacheret: On se rend compte que, aujourd’hui, les États occidentaux vont se valoriser à travers ce contrôle-là, à travers l’exercice de la coercition. C’est-à-dire que c’est une façon pour l’État de montrer aux citoyens qu’il est pertinent, qu’il est fort, qu’il est actif en le protégeant contre la criminalité. L’État n’est plus capable de protéger les gens contre le chômage ou contre l’inflation, ou contre les problèmes économiques ou personnels. Donc une façon de se valoriser, c’est de dire mais regardez, on est compétent, on vous protège contre la criminalité. Et comment on vous protège bien, on vous protège en punissant, en sanctionnant, en enfermant.

Alexandra: On s’entend que ça reste un choix politique d’investir plus dans la lutte à la criminalité que dans l’aide sociale et le soutien des populations marginalisées. Parce que de protéger les gens contre les causes premières des difficultés sociales et financières qui poussent à la criminalité, c’est aussi protéger la population de la criminalité.

(Intermède musical). 

Alexandra: Dans les romans et dans les séries policières, ou mettons, quand on suit un cas criminel dans les médias, souvent le suspense est basé sur le fait qu’il faut comme résoudre une énigme. Il faut trouver le criminel, on veut attraper le méchant, on veut qu’il soit jugé et même idéalement condamné. Dans la façon que les histoires sont construites, la conviction pis même l’incarcération, c’est comme une source d’apaisement. C’est comme la satisfaction d’avoir clôt le dossier. Puis ça, ça va de pair avec l’illustration que faisait Marion du fait que l’État se présente comme « en contrôle » par l’enfermement de plus en plus de gens pour nous faire sentir en sécurité, pour donner justice. Mais en dehors même du fait que, mettons, on le sait que les conditions de vie en prison sont inhumaines pis qu’on n’est pas d’accord avec ça, est-ce que ça nous apporte vraiment un apaisement de savoir que les gens sont punis pour ce qu’ils ont fait ? Et punis par l’incarcération?

Marion Vacheret: Les études ne montrent pas que les victimes sont dans un esprit punitif. Ça va arriver, bien sûr, mais la plupart, ce qu’elles veulent, c’est que la personne qui les a fait souffrir comprenne qu’elle l’a fait souffrir. Et puis elles veulent que la personne répare ces souffrances-là. Elles veulent, elles s’inscrivent davantage dans quelque chose de constructif. Or, le système pénal ne leur donne pas ça. Le système pénal, pour elles aussi, on qualifie, on reconnaît coupable ou pas, on sanctionne, puis les victimes, souvent elles sortent de là avec un sentiment d’insatisfaction, parce qu’elles ont pas toujours compris pourquoi le contrevenant n’a pas été reconnu coupable ou pourquoi il a eu tel type de peine plutôt que tel autre. Disons qu’on manque clairement notre effet avec le système tel qu’il est aujourd’hui.

Laurie : Notre autre invitée, Laurence Ingenito, a étudié ce sentiment-là de justice parce qu’en plus d’avoir participé à un processus de justice transformatrice elle-même, elle a approfondi son intérêt pour la recherche de justice alternative dans son mémoire de maîtrise. Puis, plutôt que de chercher à améliorer le système de justice en place, elle a pris la question de l’autre sens complètement. Si on oublie tous les processus de justice, dont celui de l’État qui passe par une arrestation, un procès, une conviction, eh bien qu’est ce qui réellement peut apporter un sentiment de justice à une personne qui a vécu une agression ou une injustice? Comment aller chercher cet apaisement-là? Pour répondre à ça, elle a réalisé des entretiens avec des femmes racisées et immigrantes, également victimes de violences à caractère sexuel. Puis elle arrive à résumer le sentiment de justice en quatre critères : la valorisation de la parole, la reconnaissance, la guérison et l’imposition de conséquences significatives pour l’agresseur.

Laurence Ingenito: D’abord, il y a la valorisation de la parole des personnes qui vivent des agressions sexuelles. Fait que le fait d’être crue, d’être entendue par rapport aux violences qui sont vécues, mais aussi par rapport au besoin d’aller mieux. Puis c’est cette parole-là, lorsqu’on l’entend publiquement, qui permet de challenger le statut quo puis d’ébranler l’impunité des agresseurs.

Laurie : Bon, c’est un mémoire de maîtrise, puis même pour Laurence, c’est quand même difficile de le résumer en trois minutes sans qu’on ait le cerveau qui explose toute la gang, fait qu’on va essayer de faire notre part en vous vulgarisant chacun des critères. Donc le premier, j’espère que tu vas m’aider Alex.

Alexandra: Vas-y!

Laurie : La valorisation de la parole, en gros, c’est créer de l’espace pour que les survivantes puissent parler de leur agression dans un contexte sécuritaire puis qu’elles soient crues. Ça peut être quand elle en parle à son entourage, à l’agresseur ou dans la sphère publique.

Alexandra: Okay fait que, dans le fond, quand quelqu’un, appelons-la Josée, va dire « Ti-Guy, il y a vraiment pas été correct l’autre fois. » Bien, il ne faut pas que ti-Joe, ti-Marc et Martine disent « ben non, on le connaît ti-Guy, il est pas méchant, t’inventes des affaires » faut qu’ils disent : « on te croit Josée ».

Laurie : T’as bien compris, Alex.

Laurence Ingenito: Ensuite, le deuxième critère, c’est la reconnaissance. Donc le fait d’être comprise comme une victime qui a subi une blessure qui est injuste. La reconnaissance de l’ampleur des violences à caractère sexuel dans la société, la reconnaissance de la culture du viol qui mène aux agressions à caractère sexuel, aussi la reconnaissance de la responsabilité de l’agresseur dans la souffrance qui est vécue par les victimes. Puis aussi la reconnaissance du rôle que jouent certaines personnes qui n’ont pas commis nécessairement d’agression, mais qui, par leurs gestes, par leurs paroles, permettent de perpétuer la culture du viol.

Alexandra: Donc mettons qu’on revient à Ti-Guy et ses amis. Là, c’est le moment où Ti-Marc et Martine disent eux autres même « heille c’est vraiment pas correct ce que ti-Guy a fait. On aurait dû réagir sur le coup. On le savait que Ti-Guy, il a les mains baladeuses, faut qu’on se watch toute la gang ».

Laurie : Puis je pense que même ti-Jo, il faut qu’il dise ça lui-même, tout le monde dit ça lui-même.

Laurence Ingenito: Le troisième critère que je relève, c’est celui de la guérison, de cesser de vivre les conséquences de l’agression pour réduire la souffrance. Il y a des contextes qui empêchent la guérison. Puis ça fait partie du sentiment de justice de pouvoir guérir parce que ne pas pouvoir le faire est une énorme injustice. La guérison, ça permet aussi de reprendre du pouvoir sur sa vie, parce que le fait de vivre des conséquences va souvent être vécu comme une perpétuation du pouvoir que l’agresseur a eu sur nous au moment de l’agression. Mais quand, quand j’arrive à guérir et que j’arrive à cesser de vivre les conséquences, je lui enlève ce pouvoir-là sur moi.

Laurie : Ça, dans le fond, c’est le boute où Josée se reconstruit à la vitesse qu’elle veut, de la façon qu’elle veut. Ti-Guy, là, il n’est plus le centre de l’histoire, pantoute. Là, on s’occupe de Josée. Sa guérison, ben elle peut se faire avec Ti-Guy ou en y parlant plus jamais, en réparant la relation… Sa vie, son choix, c’est ses affaires.

Alexandra: Ça fait bien du sens. Pis dans mon expérience, le processus de guérison, je pense, se fait pas tant avec la personne qui a causé du tort mais par rapport à soi. Moi en tout cas, personnellement, ça a été moi avec moi, avec ma psy, avec mes ami·e·s. Puis une fois que j’ai accepté que qu’est ce que j’avais vécu, c’était pas correct, bien, j’avais pas vraiment besoin que la personne qui me l’a faite me valide. De toute façon, j’ai pas le goût, ni l’énergie d’y faire comprendre. Puis ça a été assez long même de me le faire comprendre à moi-même. 

Laurence Ingenito: Le dernier critère qui définit le sentiment de justice, ça va être l’imposition de conséquences significatives pour les auteurs de violences à caractère sexuel. Ça permet d’affirmer socialement que les violences sexuelles sont inacceptables et aux agresseurs d’entendre la colère puis la souffrance que leur geste crée. Donc ça permet de comprendre le geste qu’ils ont fait, puis de comprendre pourquoi c’est violent. En gros, ça lui permet d’évoluer, c’est bien. Ça permet aussi en général de réduire les chances de récidive. Et ce qui ressort dans les entrevues que j’ai faites, c’est que pour que ça soit significatif, il faut que ça prive d’un statut social de privilège. Il faut que ça puisse avoir un impact sur le respect ou l’honneur dont la personne qui a commis l’agression peut jouir. Il faut que ça diminue son pouvoir social, il faut que ça fasse tout ça pour pouvoir lui permettre d’être tenu responsable.

Laurie : Ok, fait qu’il faut imposer des conséquences à la personne qui a commis un tort. Fait que mettons Ti-Guy, il pourrait avoir à nommer à ses amis qu’il a commis quelque chose de pas correct ou on pourrait lui demander de s’impliquer dans des organismes communautaires en soutien aux personnes qui ont vécu des violences à caractère sexuel.

Alexandra: Mouais, mais je pense que c’est peut-être un point de friction parce que j’ai l’impression qu’il y a bien du monde qui voudrait juste sacrer Ti-Guy en prison pour pas qu’il recommence, tu sais? Parce que même si c’est des lieux inhumains, les prisons, les décideurs actuels et bien du monde autour de nous considèrent que la prison a exactement ce but-là : faire comprendre à la personne pis à la société que les actions commises sont inacceptables, pis même, faire réfléchir la personne.

Marion Vacheret: La mission de la prison ou les fonctions de la prison ont beaucoup évolué à travers le temps. On serait passés d’une prison, autrefois on appelait ça « prison entreposage », jusque dans les années 50, donc vraiment la prison était pensée uniquement pour neutraliser les contrevenants, donc les isoler socialement; à une prison beaucoup plus utilitaire, centrée justement sur l’idée de réinsérer socialement les personnes condamnées. Et quand on parle de réinsérer socialement, c’est vraiment cette démarche de mettre à profit le temps de la sentence pour amener le condamné à changer. Et on se centre vraiment aujourd’hui sur l’idée de lui permettre d’acquérir des habiletés personnelles et sociales, résoudre ses difficultés personnelles qui sont considérées être à l’origine des délits.

Alexandra: Je ne sais pas s’il y a vraiment de quoi être fier·e·s, mais au Canada, on est comme des leaders dans le domaine de la gestion des prisons et des criminel·le·s. On a créé, développé un système qui s’appelle « Risques, Besoins, Réceptivité » qui est un genre de « calcul scientifique » pour évaluer les détenu·e·s quand y’arrivent en prison selon l’acte qu’iels ont commis, leur personnalité et différentes variables. Puis, en se basant sur ce « calcul scientifique », on crée carrément deux classes de détenu·e·s. Ceux qui vivent une détention particulièrement difficile, plus isolée, pratiquement sans espoir de sortie, et les autres qui sont réhabilitables ou jugé·e·s réhabilitables et qui peuvent avoir des avantages, puis des libérations anticipées, plus d’activités, des permissions de sortie. Mais tout ça, ça reste sous certaines conditions spécifiques.

Marion Vacheret: On est clairement dans cette idée: on veut que la peine privative de liberté permette à la personne de changer. Mais on est aussi dans l’idée que la prison doit protéger la société, et la protection de la société va passer par la neutralisation, par l’isolement. Donc on est plus ambivalents aujourd’hui parce qu’on poursuit les deux finalités. Clairement, si la prison est constructive (et puis beaucoup vont défendre cette idée-là) on peut penser qu’on a moins de problème à y recourir. Et dans les faits, statistiquement, la prison est très, très utilisée.

Aujourd’hui, on tend à reconnaître que les deux grands aspects de l’insertion sociale vont passer soit par l’emploi (le travail), soit par le réseau social, familial. La prison, on se rend compte qu’elle a un phénomène de désocialisation. Elle contraint une personne à vivre pendant un temps donné dans un espace clos dans lequel elle a peu de contact avec l’extérieur. Ce qui veut dire que pour la plupart des personnes incarcérées, iels n’ont plus de contact avec leur famille, iels n’ont plus de contacts avec leurs amis. Perdent leur emploi, s’iels en avaient un, iels perdent leur logement, s’iels en avaient un. Puis là, on parle même des petites sentences, là. Sous prétexte de mieux insérer, ce qui est complètement contre-productif. Quant à moi, si on veut travailler à l’insertion sociale des personnes, il faut le faire dans la société parce que c’est dans la société qu’on s’insère socialement. Ce n’est pas quand on est enfermé entre quatre murs dans un univers où les règles n’ont rien à voir avec les règles de l’extérieur.

Alexandra: La mission de réhabilitation des prisons, clairement, ça ne fonctionne pas dans sa forme actuelle. En fait, ça nuit à la réhabilitation des personnes pour plein de raisons.

Marion Vacheret: Aujourd’hui, on s’attend à ce qu’une personne incarcérée, elle, accepte les évaluations qu’on fait sur elle et suive ce qu’on lui dit. On a mis en place des programmes, des permissions de sortir, mais il faut les mériter. Il faut avoir le bon comportement. En fait, c’est parce que ça place la personne dans un contexte où elle peut à tout moment perdre cette recommandation-là. C’est-à-dire c’est pas acquis et ça, c’est ce que les détenu·e·s appellent le « système nanane ». En d’autres mots, la carotte et le bâton. Et c’est un système qui met une très grosse pression psychologique sur les personnes incarcérées. Et c’est d’autant plus difficile à vivre que le bon comportement ne dépend pas que du détenu. C’est-à-dire, on est quand même dans un contexte où il y a beaucoup de menaces, beaucoup d’intimidations, beaucoup de pression, beaucoup de violence. À tout moment, un détenu peut se retrouver pris à parti, victimisé, violenté par d’autres détenu·e·s et donc se retrouver sanctionné alors qu’il n’est pas à l’origine de ça.

(Intermède musical.)

Marion Vacheret: L’impact que la prison a sur une personne, c’est quelque chose, je dirais, d’extrêmement souffrant. Et ça, c’est vrai pour quelqu’un qui y passe une semaine, c’est vrai pour quelqu’un qui y passe six mois, c’est vrai, pour quelqu’un qui y passe 25 ans. Et je dirais, c’est encore pire: plus on reste longtemps, plus c’est difficile. La prison, c’est un milieu qui va demander ou imposer des contraintes physiques, des contraintes psychologiques, des contraintes sociales qui sont majeures. Quand je parle d’un univers physique, c’est que la personne qui est incarcérée, du jour au lendemain, elle se retrouve dans un univers où elle est constamment surveillée, constamment observée. Elle n’a plus aucune intimité. Même aller aux toilettes ou dormir, elle ne le fait que sous surveillance, c’est-à-dire n’importe qui peut par l’œilleton voir ce qui se passe dans la cellule. Et si on partage la cellule avec quelqu’un d’autre, on a quelqu’un qui nous voit dormir, qui nous voit aller aux toilettes. Donc on est dans un univers physique très contraignant. Des fouilles, des fouilles de cellules, des observations, des interrogations. Donc il y a une violence associée à cet univers-là. On est aussi dans un univers où il y a des contraintes psychologiques très fortes. On est isolé·e de sa famille, on est isolé·e de ses ami·e·s. On a un temps de sentence à faire, c’est-à-dire que il faut accepter qu’on va passer les six prochains mois, mais pour certains, les 25 prochaines années, dans cet univers-là, il faut accepter les délits qu’on a commis. Donc il y a une pression psychologique, une dureté psychologique à laquelle on pense pas, qui est très, très violente. Et puis il y a le milieu social, c’est aussi on se retrouve à 500, 600 personnes, partager un espace, partager une salle commune, partager la cour avec d’autres qui sont là sous contrainte. Personne n’est content d’être là. Et bien sûr ce sont des contrevenants. Donc plusieurs solutionnent leurs problèmes par la violence ou par l’intimidation. Donc on se retrouve dans un univers avec des règles particulières, une hiérarchie spécifique, beaucoup de violences entre détenus, beaucoup de peur des uns des autres entre détenus. Donc c’est un univers qui pour chaque individu est très difficile à vivre.

Alexandra: En plus de l’emprisonnement en tant que tel, le phénomène de l’institutionnalisation fait en sorte que les gens, en sortant, savent plus vraiment comment fonctionner en société. Sur une longue peine, mettons plusieurs années, des décennies, on perd des réflexes, on perd des habiletés à force de plus faire l’épicerie, ni à manger, à plus payer son permis de conduire, à plus prendre ses rendez-vous médicaux. En sortant, c’est vraiment pressant de reprendre part à tout ça. Puis ce phénomène-là, ça participe au fait que les détenu·e·s sont désinséré·e·s socialement en sortant.

Marion Vacheret: Quelqu’un qui a passé du temps en prison, il a un trou dans son cv. C’est-à-dire que pendant ces années-là, il n’a pas d’activité professionnelle. Donc ça aussi ça a un impact. C’est-à-dire non seulement on sort de prison, on est étiqueté contrevenants, on a un casier judiciaire, mais en plus pendant plusieurs années, on n’a pas travaillé selon les critères de l’extérieur, il y a des pertes de compétences, il y a des pertes de spécialisation. On le voit, nous, la vitesse à laquelle le monde va au niveau technologique. En prison, il n’y a pas cette technologie-là. C’est comme quelqu’un qui irait sur la lune pendant 20 ans, puis là il revient sur la Terre et là on lui dit, « Ah ben maintenant c’est comme ça que ça marche. Tout passe par l’ordinateur, tout passe par des logiciels X, Y, Z, tout passe par… ». Il les a jamais utilisés, il n’a jamais acquis cette expertise-là.

(Intermède musical)

Alexandra: Bon, c’est clairement pas ça la solution.

Laurie : Clairement pas. Fait que si on regarde ailleurs, comme Laurence, on se rend compte que d’imposer des conséquences significatives puis de faire cheminer la personne qui a commis un tort, ça ne veut pas nécessairement dire punir la personne, puis la mettre en prison.

Alexandra: Parce que clairement, s’il y a encore des gens qui vont nous obstiner et dire que c’est utile la prison et que ça se vit bien, puis que ça aide tout le monde, ben là on va commencer à pogner les nerfs. (rires)

Laurie : Mais revenons aux idées de Laurence un peu. Sans que ce soit des conséquences, il y a d’autres choses que les contrevenant·e·s peuvent faire. Iels peuvent choisir de prendre part activement dans un processus qui va les faire évoluer. Par exemple une thérapie ou un processus de justice transformatrice.

Alexandra: Et justement, on avait commencé à parler du processus qu’avaient entrepris Laurence Ingenito et les gens de son cercle militant au début de l’épisode, mais on n’a pas encore expliqué comment ça s’est déroulé.

Laurie : On se rappelle que Laurence Ingenito et la communauté dans laquelle elle gravite sont en plein choc et que c’est hors de question pour elleux de passer par le système de justice pénale pour y remédier. Sa communauté militante a donc choisi de mettre en place un processus horizontal avec un groupe de personnes de confiance proche de la survivante et de l’agresseur pour tenter de réparer une partie des torts et en même temps de faire évoluer la communauté par un partage d’apprentissages.

Laurence Ingenito: Donc le processus de justice transformatrice qu’ont essayé de mettre en place parce qu’on cherchait un processus pour obtenir justice puis transformer la culture du viol dans nos milieux, c’est un processus qu’on a divisé en deux sphères.

Laurie : La sphère publique visait la transformation, ou en tout cas l’évolution, du milieu militant quant à la culture du viol. Le groupe a organisé des ateliers pour former les étudiantes et les étudiants sur la culture du viol, sur la justice transformatrice, puis sur le processus qu’ielles étaient en train de mener. Iels ont aussi écrit un texte pour résumer les fondements théoriques et politiques du processus. Pendant ce temps-là, une sphère plus restreinte était centrée sur la survivante, sur la personne qui avait commis l’agression et sur le processus de réparation suite à l’agression. Si les ateliers et la sensibilisation ont été somme toute appréciés de la communauté, le processus en soi a créé tout un émoi.

Laurence Ingenito: Il y avait des réactions à la fois de scepticisme envers les notions de justice transformatrice, mais aussi il y avait plein de gens qui ne croyaient pas la victime. Ça faisait ressortir les contradictions, disons, des militants militantes, qui détestaient la police mais qui disaient « si t’as vraiment été agressée, va voir les flics sinon, je te crois pas » et qui avaient donc bien besoin qu’un juge dise « c’est vrai, elle a été agressée et c’est lui » pour pouvoir croire les femmes. En fait, c’est qu’on était toutes des ami·e·s, fait que ça comme build up, puis ça a pété parce qu’on n’arrivait pas à s’entendre sur une vision commune de où est ce qu’on peut aller. Puis le comité autour de la survivante dénonçait aussi les patterns toxiques de l’agresseur dont on avait été témoins. Et puis ça, tout le monde s’entendait pas là-dessus, sur le fait que ça avait lieu, que c’était toxique. On a essayé d’inclure dans le processus des gens en qui on avait confiance, en fait en qui la survivante avait confiance. Mais malgré tout, il y a quand même eu, en effet, la création de deux clans.

Laurie : Au moment de faire ce processus de justice transformatrice, Laurence n’avait pas encore réalisé son mémoire de maîtrise. Elle ne connaissait pas les quatre critères dont elle nous a parlé tantôt, mais elle le sent que le sentiment de justice, y’a pas été atteint. En fait, elle a décidé d’explorer le sentiment de justice de manière théorique, précisément parce qu’elle était sortie de ce processus-là, déçue, blessée et consciente du fait que la victime, elle n’avait pas obtenu satisfaction. Puis que l’agresseur, il n’y avait pas évolué suffisamment. C’est quand même compliqué parce que si on refuse d’entrer dans le système de justice pénale, parce qu’il y a pas de sens et qu’on refuse de hiérarchiser nos relations, parce que fuck ça, puis que les personnes qui ont commis des actes violents refusent de se tenir responsables de leurs torts puis que nous, on ne peut pas les forcer, parce que c’est pas dans nos valeurs de forcer les gens à faire les choses contre leur gré, bien, on reste quand même face à un problème… C’est bien beau, on n’en veut pas de figures d’autorité pour imposer des conséquences, mais comment on fait pour le toucher, le sentiment de justice, si, quand on fait tout pour y arriver d’une manière qui est cohérente avec nos valeurs, bien on perd au change? 

Alexandra: C’est vraiment compliqué parce que c’est important que les personnes, même si elles ont commis des actes répréhensibles, bien y continuent de vivre dans des conditions décentes. Mais il y a aussi le but qu’il ne faut plus avoir peur quand on marche dans la rue. Puis on veut qu’il y ait moins de monde qui commettent de la violence, tu sais. Puis je pense que c’est vraiment difficile de participer à un processus, tu sais, réparateur ou transformateur avec ton propre agresseur. Tu sais, le faire avec quelqu’un de peut-être plus éloigné, qui a commis des actions similaires, ça peut avoir un effet réparateur sur les victimes aussi. Ça permet un détachement qui ne serait pas possible si toutes les personnes étaient déjà émotivement impliquées dans la situation. C’est ça qui se passe dans plusieurs processus de justice réparatrice en fait. Il y a souvent trois personnes qui sont rassemblées ensemble ; une personne qui a commis une agression est jumelée avec une personne qui a été agressée, mais pas par lui, pis une troisième personne qui représente la communauté. La justice réparatrice, c’est un peu comme la petite sœur de la justice transformatrice si on veut. Elle ne cherche pas à transformer la communauté ou la société pour qu’elle soit moins violente, mais elle cherche avec les personnes concernées à réparer, à apaiser et à s’approcher de la guérison d’une façon différente que par l’emprisonnement. Les modèles de justice réparatrice les plus courants sont les conférences, la médiation dont je viens de parler et les cercles de discussion. Il y a des processus de justice réparatrice qui s’inscrivent en parallèle à des emprisonnements, une espèce de travail sur soi puis avec l’autre, qui se fait pendant ou après que la personne qui a commis l’agression ait été incarcérée. Il y a aussi des processus qui se réalisent complètement en marge des institutions.

Laurie : La volonté de Laurence de trouver une solution au problème moral de la prison était tellement forte qu’après ce processus émotivement impliquant qui n’avait pas fini d’une façon satisfaisante, elle a participé à un deuxième processus, mais celui-ci de responsabilisation.

Laurence Ingenito: La première fois, j’étais très impliquée émotionnellement, je connaissais les gens et j’avais de l’affection pour ces gens-là. Et j’ai appris sur le tas en même temps que tout le monde. Puis je pense qu’on a fait toutes les erreurs qu’il fallait qu’on fasse pour apprendre. Il y a plusieurs années qui se sont écoulées entre les deux, fait que j’avais eu le temps de prendre du recul. J’avais eu le temps de voir d’autres processus prendre forme aussi après 2013. Puis ça a permis une évolution collective j’pense. Dans ce deuxième processus alternatif auquel j’ai participé, c’est une personne que je connaissais qui est venue vers moi en me disant « Écoute, il y a un gars dans ma vie qui a été dénoncé. Il essaye d’aller mieux, il essaie de transformer ses comportements et lui, il est prêt à débourser des sous pour être accompagné dans ce processus là. Ça te tente-tu de faire ça? ». Il a été dénoncé publiquement parce que c’est une personnalité publique et qu’il prenait la parole dans un événement. Ils ont annulé sa présence et lui, il avait envie de continuer à prendre la parole. Et il savait qu’il fallait qu’il évolue dans ses comportements et dans ses réflexions et qu’il devienne une meilleure personne. Donc il est allé chercher de l’accompagnement. Puis à un moment donné, dans nos rencontres, j’ai compris que c’est ce qui se passait en fait, que ce qui se passait, c’est qu’il venait un peu chercher l’approbation d’une féministe qui avait fait de la justice transformatrice pour pouvoir recommencer à prendre le micro. En fait, ce qu’il cherchait, c’était à réparer son geste pour que la victime lui donne aussi le droit de reprendre la parole.

Alexandra et Laurie: Pffff… Oh ben oui! Ah bon, ben crère! Ayoye!

Laurence Ingenito: Le processus que j’ai fait avec lui, c’est d’essayer de lui expliquer qu’il pouvait pas rien attendre de sa part à elle, qu’il pouvait juste faire un processus de réflexion pour essayer d’être une meilleure personne et que le reste, ça lui appartenait à elle. Malgré ça, je pense qu’il y a réellement fait un… il était réellement impliqué dans le processus. Il a réellement cheminé. Il était très honnête dans son cheminement intérieur. C’était aidant parce qu’il était… il vivait une réelle détresse à un certain moment. Puis il y avait besoin de soutien. Puis il trouvait ça important d’avoir un soutien qui n’était pas en psychothérapie, donc un soutien qui lui permettait d’être confronté à la réalité puis d’être confronté à ce qu’il avait fait. Dans le fond, je l’aidais à cheminer avec la confrontation. Je sens que c’était vraiment aidant pour lui. Dans le fond, dans le deuxième processus, il n’y avait pas de visée transformative, sociale. Fait qu’il n’y avait pas de communauté d’impliquée, et puis si il y en avait eu une, ça aurait été plus difficile émotionnellement. Ben versus quand c’est une personne qui essaye d’être une meilleure personne, c’est à lui que ça demande de l’énergie, c’est tout. Pis c’est correct. C’est juste pas de la justice transformatrice.

Alexandra: Bon, ça fait quasiment 1 h qu’on parle de différents processus. On a parlé du processus de responsabilisation et d’un processus de justice transformatrice. On a survolé la justice réparatrice, puis on a parlé en long et en large du système de justice pénale actuel avec les prisons. On a survolé leurs points positifs et négatifs. Puis on a une belle grille avec deux colonnes de pours pis de contres.

Laurie : On a présenté tout ça comme on voudrait que ce soit : un beau plateau de fromages où tout le monde peut choisir celui qu’ils veulent, mais c’est pas tout à fait de même dans la vraie vie. Ça arrive des cas où, comme dans les processus vécu par Laurence, tout se fait en marge du système de justice étatique, mais souvent on choisit pas si on est impliqué·e ou non dans des procédures judiciaires et pénales.

Alexandra: Bon, sachant tout ceci, il reste encore une petite question mineure… 

Laurie : C’est quoi la solution à c’t’heure?

Alexandra: Je l’sais ben pas… Peut être que nos invités Marion Vacheret, puis Laurence Ingenito ont une meilleure idée que nous? 

Marion Vacheret: J’ai une toute petite ambiguïté parce que disons que je me qualifierais pas de 100 % abolitionniste. Allez… à 99 %! Donc pour une minorité, c’est possible. Il y a des gens qui ont un besoin de, voilà, d’être retirés de leur milieu, placés ailleurs et dans l’arrêt d’agir. Ceci dit, je dis ça, puis en même temps, on peut tout à fait penser ce besoin d’arrêt d’agir et d’isolement dans d’autres contextes que la prison telle qu’elle est pensée. La prison, sauf exception, elle ne fait pas réfléchir ou quand elle fait réfléchir, ça prend des années. Et puis c’est une réflexion que les personnes pourraient faire dans un autre contexte. Or, moi je pense qu’il faut penser… Notre objectif face à des actes criminels, en tout cas, moi mon objectif, et ça devrait être notre objectif social, c’est d’amener les contrevenants à prendre conscience de ce qu’ils ont fait et à ne pas recommencer. Et puis aussi à réparer les torts qu’ils ont causé. Et ce qu’on constate, c’est que la peine a peu d’effet de réflexion.

Laurence Ingenito: Je pense que ce qui permet le plus l’empowerment, c’est d’offrir une multitude de types de processus pour obtenir justice. C’est-à-dire que si tu as juste une manière qui t’est offerte pour faire face aux agressions que t’as vécues, t’as pas de choix. Alors que si on offre plusieurs possibilités et qu’on valorise plusieurs types de processus aussi, qu’on dit pas quoi faire aux femmes avec les agressions qu’elles ont vécues en fait, là on a un réel pouvoir sur notre processus. Si je me fais dire « tu as vécu une agression, il est vraiment connu, il faut absolument que tu le dénonces pour protéger les autres » j’ai pas d’empowerment dans ce processus-là. Si on me parle de plusieurs manières de faire face à cette agression-là et que je peux prendre un petit peu par-ci et un petit peu par-là, ben là je suis en train de construire mon propre processus. C’est quelque chose qui fait sens en lien avec mes besoins, qui ne seront pas les mêmes qu’une personne à côté de moi et qui vont évoluer dans le temps.

Marion Vacheret: Moi, ce que je souhaite, notamment en termes d’agression sexuelle, etcétéra, c’est qu’il y ait des vrais changements de société, et c’est que ceux qui commettent ces gestes-là, ils arrêtent parce qu’ils savent que ça ne se fait pas, puis que c’est de la violence et que c’est… C’est ça qu’on veut. C’est pas qu’ils aillent en prison pendant 50 ans, je m’en fiche, moi! Enfin, faisons quelque chose qui soit vraiment constructif!

Alexandra: On on aime assez ça, car nos expertes s’entendent à la fin d’un épisode!

Laurie : Surtout que sortir de la justice pénale, c’est notre rêve! Mais on s’entend qu’il est quand même difficile à appliquer à la société entière à court terme pis que ça dépend pas tant que ça de nous individuellement, ni de Marion et Laurence malheureusement. Fait qu’on fait quoi en attendant? Pour Véronique O’Leary, autrice et féministe de renom, qu’on a rencontré le temps d’un épisode devant public l’automne dernier, ça sert à rien d’attendre. Selon elle, la sécurité, ça passe par le corps. Et c’est ça qui l’a poussée à offrir des cours d’autodéfense féministes depuis les années 80.

Véronique O’Leary: C’est pas faire du karaté, c’est pas… C’est vraiment l’autodéfense. C’est comment je vais chercher ma force parce que j’ai de la force. C’est prouver rapidement que j’ai de la force. Il y a une petite fille qui dit « Quand j’ai cassé ma planche, j’ai vu que j’étais forte » Puis c’est émouvant de voir… Allez le regarder, des petites filles, des poings comme ça qui cassent la planche. Moi chaque planche c’est comme ahhhhhhhhhh tu sais… Donc cette force-là, avec ma professeure de karaté, on disait ça change la vie. Les femmes sont moins gênées pour aller négocier leurs contrats à la caisse. C’était, tout était différent, alors quand on sortait de nos cours de karaté, on avait envie de se faire attaquer, tu sais, c’est c’est comme! (rires) Ils vont voir. Pis là on prenait le métro, mais personne nous attaquait. Donc c’est au-delà de la question. C’est pas se battre pour se battre, c’est savoir qu’on a la force, pis on l’a la force.

Laurie : Eh tu parles d’un pep talk.

Alexandra: Mets-en, ça m’a remis sur le piton! C’est vrai, faut reprendre confiance, mais il ne faut pas lâcher prise sur ce qui marche pas entre-temps parce que le but c’est aussi qu’on soit pas désillusionné·e·s de la société et du monde autour de nous. Puis on a bien vu que notre système y’est pas optimal et ça vaudra toujours la peine d’essayer de faire mieux.

Émilie Duchesne: « Si nous prenons au sérieux la gravité et l’insoutenabilité de la situation, le seul choix qui s’offre à nous est de penser l’utopie, c’est-à-dire de construire les outils qui nous permettront de changer les conditions matérielles présentes politiques, économiques et sociales. Penser l’utopie est nécessaire pour tenir nos lignes politiques sans dépendre des agendas et des projets politiques des autres et sans être enfermé dans la position d’éternelle opposante. Ce que nous avons à offrir, c’est le monde de demain » (Fania Noël, Et maintenant le pouvoir).

Natasha Kanapé-Fontaine: « Pour recouvrir les fissures. Il faut remettre l’espace à l’endroit où on l’a pris. Le vide comme le néant. Et l’appartement. Et l’habitation. Pour remplir à nouveau l’étendue, il faut savoir reconnaître la nature invisible des lignes, des yeux et des terrains vagues. Pour couvrir les cassures sans les cacher. Pour les soigner, sans les empêcher de respirer. La vérité a le pouvoir que les autres n’ont pas. A le pouvoir de dire que les autres n’ont pas. A le pouvoir de faire ce que les autres n’ont pas »

Alexandra: Je sais pas si on peut parler d’un processus de responsabilisation quand on écoute deux épisodes de suite sur le système carcéral et pénal, hein? 

Laurie : Faudrait sûrement demander à Laurence.

Alexandra: Ouais… (rires)

Laurie : En tout cas, on est pas là pour imposer des conséquences, fait que sentez vous bien libres de poursuivre ou non cette incursion avec nous, mais ça va être vraiment intéressant parce que dans le prochain épisode, on rencontre la militante et ex-détenue Louise Henry et la criminologue Sylvie Frigon, avec qui on va parler de l’image populaire des criminelles notoires, puis de l’art comme expérience d’émancipation.

Alexandra: D’ici là, merci beaucoup à Marion Vacheret et Laurence Ingenito que vous avez entendues tout au long de l’épisode et qui ont beaucoup éclairé nos réflexions. Merci à Véronique O’Leary et Marie-Ève Boisvert d’avoir partagé leurs réflexions avec nous devant public et à Pierrette Coulombe et Sarah Grenon de l’avoir fait en privé. Vous avez entendu des poèmes originaux écrits et interprétés par Natasha Kanapé Fontaine et des textes de Fania Noël et de Esther D. lus par Emilie Duchesne. Merci aussi aux nombreuses féministes noires abolitionnistes des prisons dont le travail a beaucoup guidé et teinté nos réflexions notamment, mais vraiment parmi plein d’autres, Angela Davis et Assata Shakur.

Laurie : toutEs ou pantoute est créé, réalisé, produit et animé par Laurie Perron et Alexandra Turgeon. Avec Jenny Cartwright, conseillère à la scénarisation et à la réalisation. Marie-Ève Boisvert, Laurie Perron et Alexandra Turgeon au montage. Sylvaine Arnaud à la conception sonore avec une musique originale d’Ariane Vaillancourt. À la recherche et la coordination, Alexe Allard, Ève-Laurence Hébert et Wina Forget. Promotion et gestion des médias sociaux par Mélyssa Elmer, Illustration originale du balado par Odrée Laperrière et graphisme par Marin Blanc.