Transcription saison 4, épisode 4 : Nouveaux récits de sorcellerie

 Un épisode sur l’art pour (re)prendre le contrôle – Cycle la recherche de justice 2/2

Musique générique de début

Émilie Duchesne: « Miroir, miroir joli qui est la plus belle au pays? Celui-ci répondit, « Madame la Reine, vous êtes la plus belle ici, mais Blanche Neige est encore 1000 fois plus belle ». La reine en fut épouvantée. Elle devint jaune et verte de jalousie. Elle fit venir un chasseur et lui dit « emmène l’enfant dans la forêt, je ne veux plus la voir. Tue-la et rapporte moi pour preuve de sa mort ses poumons et son foie… »
« Eh bien, mon homme, dit la femme, sais tu ce que nous allons faire? Dès l’aube, nous conduirons les enfants au plus profond de la forêt, nous leur allumera un feu et leur donnerons à chacun un petit morceau de pain. Puis nous irons à notre travail et les laisserons seuls, et ne trouverons plus leur chemin, et nous en serons débarrassés… »
La reine donna le jour à une fille. Elle était si belle que le roi ne se tenait plus de joie. Il organisa une grande fête. Il ne se contenta pas d’y inviter ses parents, ses ami·e·s et connaissances, mais aussi des fées, afin qu’elles fussent favorable à l’enfant. Il y en avait treize dans son royaume, mais comme il ne possédait que douze assiettes d’or pour leur servir un repas, l’une d’elles ne fut pas invitée. Elle voulait se venger de n’avoir pas été invitée. Sans saluer quiconque, elle s’écria d’une forte voix : « la fille du roi, dans sa 15ᵉ année, se piquera à un fuseau et tombera raide morte! » Puis elle quitta la salle. 
– Les contes des frères Grimm.

Sylvie Frigon: On le sait que 85 % des personnes accusées de sorcellerie étaient des femmes. Les femmes étaient vues comme dangereuses parce qu’elles avaient, et ça, c’est avant la montée de la médecine, elles étaient vues comme ayant un pouvoir médical qui était un peu inexpliqué. Le fait qu’elles puissent accoucher, c’était déjà très mystérieux. Donc elles étaient vues comme ayant beaucoup de pouvoir et menaçantes d’une certaine façon. Donc elles était vues comme une femme dangereuse et on les a chassé, on a exterminé, les femmes. Donc pour moi, il y a vraiment souvent ce mouvement-là de femmes dangereuses à femmes en danger ou vice versa.

Alexandra: Ici Alexandra Turgeon. 

Laurie: Et Laurie Perron.

Alexandra et Laurie: Vous écoutez toutEs ou pantoute

Laurie: Saison quatre, épisode quatre : Nouveaux récits de sorcellerie.

(intermède musical)

Poème lu et composé par Natasha Kanapé-Fontaine: 

Je rêve

Que j’inscris ma liberté au rang des fleurs à l’année

Où elle perce la neige au milieu des tempêtes

Et luit de lumière l’été

Au moment de reprendre la route vers l’intérieur des terres

Et quand je rencontrerai cette source

Je danserai de tout mon corps

La source

Du souffle

Insufflée par là d’où je viens

(Intermède musical)

Alexandra: Laurie, qu’est ce que tu connais à propos de La Corriveau, toi?

Laurie: Ça dépend de ta question, parce que ce que j’en sais théoriquement: rien pantoute, mais j’en ai entendu parler en masse. Puis j’ai même de la misère à dire de où ça me vient, mais vite de même, ce que je dirais, c’est que c’est la femme la plus dangereuse de l’histoire du Québec et qu’elle a tué entre deux et onze maris, vraiment de façon violente. Il me semble qu’il y en a un qui a été retrouvé avec du plomb dans l’oreille, un autre empoisonné, puis un qui était couché en dessous d’un cheval qui avait comme été couché là pour faire semblant qu’il avait été piétiné. Fait que c’est ça, j’en ai entendu parler quand même pas mal, mais je sais pas pourquoi, je sais pas d’où ça vient. Tu sais, je peux penser vite de même à des pièces de théâtre, à des chansons, à une visite guidée, genre une visite fantôme de la ville de Québec où j’en ai entendu parler. Mais je comprends pas nécessairement qui fabrique toute cette histoire-là… Et d’où ça nous vient, cette fascination-là vers le morbide en général?

Alexandra: Hm, je sais pas, parce que c’est vraiment une histoire qui a traversé le temps, parce que la Corriveau, elle a vraiment existé, tu sais, puis c’est ça qui nous fascine aussi, je pense, puis ça me fait penser à plein d’autres d’histoires de tragédies, de meurtres et de crimes non résolus qui fascinent vraiment le public. J’ai vraiment beaucoup lu et écouté de podcasts, évidemment, mais des réflexions sur genre, la fascination qu’on a pour le true crime socialement…

Laurie: Est-ce qu’on s’en va faire un épisode de true crime maintenant Alex? (Rires) 

Alexandra: C’est pas mon intention! Mais oui, c’est la grosse mode en ce moment, les podcasts où les gens jasent ensemble de façon vraiment relaxe et même souvent humoristique, de cas de morts super violentes, de disparitions, etc. C’est quelque chose que je dirais que moi-même j’ai tendance à aimer écouter pis lire. Puis je dirais que je me trouve pas mal incohérente de trouver ces histoires-là aussi divertissantes et même relaxantes alors que j’aime pas la police, puis j’hais la prison, tu sais.

Laurie: Oui et c’est drôle qu’on trouve ça relaxant. Peut être parce qu’on a été élevé·e·s à écouter Canal D…. Là, tu sais, on dirait que maintenant j’ai une autre vision. Puis j’imagine que si j’étais quelqu’un qui est impliqué de près ou de loin dans ces événements-là, j’aimerais peut-être ça avoir un certain contrôle sur ce qui en est dit, puis probablement que ça me gosserait vraiment beaucoup d’entendre plein de monde qui sont zéro impliqués, ressasser tout le temps ces moments-là qui sont somme toute difficiles dans ma vie pour assouvir la curiosité populaire.

Alexandra: Dans l’épisode précédent, on a parlé de la recherche de la justice. On a tenté de trouver la justice, entre autres en dehors des processus institutionnels qui sont les services policiers, les tribunaux, les prisons, etcetera. Une chose dont on a moins parlé, c’est que plusieurs personnes judiciarisées et plusieurs expertes du domaine soulignent qu’en passant par un processus de justice institutionnelle, on se sent aussi dépossédé·e de son histoire, de son vécu. Peu importe qu’on soit considéré·e comme la victime ou comme la personne qui a commis un acte dit criminel, l’acte en soi est jugé souvent pour lui-même, disséqué dans ses moindres détails, mais sans prendre en compte le contexte autour. On veut trancher: coupable ou non coupable. On s’intéresse pas ou vraiment pas beaucoup à comment, à pourquoi, à pour qui. Ce qui se rend au public aussi c’est principalement basé sur des points de presse, par des policiers, par des avocats, des avocates. On entend rarement les personnes concernées s’exprimer sur leur propre vécu, leur ressenti.

Laurie: On perd aussi le contrôle sur son corps, physiquement, réellement, dans les cas où on est accusé·e et on perd carrément notre liberté de mouvement. Puis l’image de notre corps, principalement pour les personnes qui ont vécu des agressions physiques, est disséquée elle aussi. On pense aux photos détaillées d’une personne retrouvée morte jusqu’à l’habillement d’une victime d’agression. Bref, les limites de ce qu’on souhaite voir discuté par d’autres et vu par d’autres sont continuellement transgressées.

Alexandra: Hmmm. On a fini l’épisode précédent en parlant d’empowerment et de reprise de pouvoir, parce que c’est crucial de se sentir en contrôle de soi-même, de son parcours, Puis pendant ou suite à des processus aussi difficiles, il y a des personnes judiciarisées qui choisissent le récit ou diverses formes d’art, dont la performance artistique, par exemple la danse, le théâtre, pour justement reprendre contrôle de leur récit, puis reprendre contrôle de leur corps aussi. Puis c’est un peu de tout ça qu’on va parler dans l’épisode d’aujourd’hui: la tension entre la perte, la reprise de contrôle ou du pouvoir sur soi-même dans des contextes particulièrement difficiles. Pis on va pas faire ça tout seul.e.s, on va faire ça entouré·e·s de plusieurs personnages, des marâtres, des sorcières, des monstres, des anomalies, mais aussi nos deux invitées dont on vous en présente une à l’instant.
Sylvie Frigon est professeure et chercheuse au département de criminologie de l’Université d’Ottawa. Elle est titulaire de la Chaire de recherche facultaire « La prison dans la culture, la culture en prison ». Elle a publié plusieurs articles scientifiques, chapitres et livres. Sylvie Frigon s’intéresse au corps en lien avec la criminalité, le contrôle et le pouvoir. Elle s’intéresse aussi aux procès des femmes accusées d’avoir tué leur mari. Puis, elle étudie la représentation sociale des femmes criminalisées.

Sylvie Frigon: Bien l’histoire de Marie-Josephte Corriveau, c’est vraiment intéressant pour la question des femmes et de la justice pénale, parce que ce qu’on sait de l’histoire de la Corriveau, c’est vraiment une femme qui s’est défendue en fait de la violence de son mari. On le sait qu’en 1763, elle a été exécutée pour avoir tué son mari et elle a été mise dans une cage pour un peu dissuader toutes les autres femmes qui seraient tentées de passer à l’acte. Mais moi j’ai fait une recherche sur le maricide, c’est-à-dire les femmes qui ont tué leur conjoint, depuis la Confédération au Canada. Et je te dirais que La Corriveau a vraiment un peu jeté des assises par rapport au traitement juridique et pénal des femmes.

Alexandra: En épluchant les archives des procès et des verdicts des femmes judiciarisée, Sylvie Frigon a remarqué certaines similitudes dans la façon dont ces femmes-là étaient décrites et sur les éléments qui sont retenus contre elles lors de leur jugement.

Sylvie Frigon: Ce qu’on peut voir, c’est qu’il y a deux trames narratives. Une première, ça touche à la question des femmes, leur féminité, leur maternité, le caractère sacré du mariage et tout ça. Dans l’autre trame, il y a la question de la violence conjugale. Et quand on regarde les dossiers de ces femmes là, on voit très bien ce que les juges disent des femmes sur leur apparence physique, sur les questions biologiques par exemple, ils vont dire « cette femme là souffrait de ménopause, donc c’était un volcan qui était prêt à sauter, cette femme là avait un amant… » Donc il y avait toute la question qu’elles remettaient en question le caractère sacré du mariage. Donc, pour les femmes, il fallait vraiment qu’elles rentrent dans un cadre normatif très important. Celles qui en déviaient étaient punies de façon plus importante.

Laurie: La Corriveau est un bon exemple de ce dont parle Sylvie, parce qu’on la décrit encore aujourd’hui comme une sorcière, une folle, un monstre. Elle fait partie des fantômes les plus effrayants de l’histoire de la province. Mais fort est à parier que c’est pas là l’essence de sa vie. Je ne pense pas qu’elle est née fantôme (rires). On a vraiment complètement repris le contrôle du récit de Marie-Josephte Corriveau, puis elle a aussi perdu le pouvoir sur son corps, puis même après sa mort, parce que son corps a été utilisé comme menace et comme instrument de contrôle pour garder les femmes vraiment dans le rang. On l’a montrée comme tellement dangereuse qu’il a fallu la mettre en cage une fois décédée, et que son âme et sa dépouille continuent de hanter la ville de Québec. C’est quand même intense.

Alexandra: C’est vraiment intense. Dans le temps de La Corriveau, les femmes sont généralement considérées comme dangereuses, instables, potentiellement explosives, principalement à cause de leur corps que la société de l’époque trouvait vraiment mystérieux (rires).

Laurie: Puis, il me semble que le mystère n’a toujours pas été résolu à ce jour d’ailleurs (rires)

Alexandra: par la société patriarcale…

Laurie: Ouin par la science non plus!

Alexandra: Mais quelques décennies après le décès de La Corriveau, il y a un courant scientifique qui tente de théoriser les liens entre le corps des femmes et la criminalité.

Émilie Duchesne: « En Angleterre, dans les années 1860, des tenants de la physiognonomie, tels Carpenter, Robinson et Mayhew, font des liens entre l’apparence physique et les tendances criminelles des femmes. Carpenter parle des criminelles comme d’une classe de personnes exclues physiquement dégénérées et moralement corrompues. Ellis suggère aussi que ces femmes sont plus ataviques, plus poilues, plus masculines. La masculinisation du corps des femmes criminelles est centrale dans l’analyse des auteurs de cette période.» «Selon Parent et Coderre (…) les anomalies du crâne sont aussi relevées pour les différencier : « les prostituées présentent une plus grande irrégularité du trou occipital, un front fuyant ou étroit, des zones nasaux anormaux, un facial viril, et cetera. » » – Corps suspect, corps déviant. sous la direction de Sylvie Frigon, les éditions du Remue Ménage.

Alexandra: Je pense que c’est particulièrement intéressant, ou en fait exaspérant – je pense que c’est l’exaspération, mon émotion – de parler de la construction de la femme dangereuse et de la femme criminelle par le patriarcat (parce que c’est un personnage créé par les hommes de loi, les hommes de médecine et de science, donc c’est une construction patriarcale) et je trouve cela particulièrement exaspérant parce que le genre en soi est une construction. Le genre féminin considéré comme la norme, c’est aussi construit et principalement par le patriarcat. On a construit des normes de genre inéquitables et contraignantes et on a construit une antithèse de cette norme-là qu’on stigmatise et qu’on tente de contrôler. Mais les personnes concernées par cette construction-là sont pas impliquées dans brainstorm, tu sais! Une partie de ces femmes dangereuses-là, puis également les femmes « normales » entre guillemets, c’est pas forcément des femmes, puis on les laisse pas tout simplement être ce qu’iels sont: des êtres humains qui s’identifient peut-être au genre féminin, puis peut-être pas, puis peut-être aussi quelque part entre ces deux pôles. Puis même si tu t’y identifies, t’es mieux de marcher drette si tu veux pas finir pourchassée comme un monstre.

Laurie: Merci de le souligner c’est quand même important. Puis parmi tous ces corps-là qui sont reliés à la notion de danger, je pense qu’on ne peut pas passer sous silence le corps des travailleuses du sexe parce que dans le discours public et étatique, elles sont vraiment vues comme dangereuses, parce qu’elles sont « vecteurs de maladies, brisent des relations, sont associées à l’illégalité ». Puis là, c’est pas moi, c’est pas nous qui pense ça, c’est la littérature, scientifique des fois à part de ça. Mais vraiment, on les considère aussi comme des femmes en danger parce qu’on refuse de croire qu’il est possible de choisir ce métier là sans y être forcé. Ce discours-là contamine aussi le milieu des arts. Par exemple, en 2022, Atelier 10 a publié le texte de la pièce La paix des femmes de Véronique Côté, où l’auteure aborde le travail du sexe d’une façon qui a été vivement critiquée par plusieurs travailleuses de l’industrie, dont Maxime Holliday, dans une lettre ouverte qu’elle a publiée sur le site et dans le zine du CATS et qui a grandement circulé.

Maxime Holliday: « Depuis presque deux ans, je côtoie des femmes ordinaires, travailleuses autonomes dans l’industrie. Des étudiantes, des mères, des sœurs, des amoureuses, des infirmières, des graphistes, des musiciennes, des caissières. Pour certaines c’est un à côté, pour d’autres c’est du temps-plein. Dans la salle des employé-e-s, on se raconte nos histoires, on parle de nos clients. Des fois, on travaille sur nos ordinateurs en silence en attendant des rendez-vous, des fois on partage des collations et on rit fort. Dans la loge du strip-club, on jase avec le bouncer en se mettant du déodorant et on prend une pause pour souper. On travaille où on a choisi de travailler et dans les bonnes journées on gagne un très bon salaire. J’ai beaucoup d’ami.e.s qui travaillent en ligne, d’autres qui sont escortes indépendantes. Je connais un homme escorte pour femmes aussi. Tout le monde, nonobstant le genre, a besoin de contact physique. Tu serais surprise de savoir combien de gens dans nos entourages font ça mais restent anonymes par peur des représailles légales, du stigma et de la honte.
Je comprends et je respecte que certaines femmes puissent se sentir rebutées et menacées par la sexualité telle que nous l’a inculquée le système hétéro-patriarcal. Parce que ce modèle-là est effectivement abusif, restrictif et menaçant pour nous.  Mais tout en reconnaissant ça, pourrions nous  aussi être capables de prendre soin de nous toustes en faisant preuve d’inclusion et de respect et en laissant à chacun-e la liberté de gérer l’usage de son corps comme bon lui semble? Si j’aime ça, moi, offrir du sexe, rémunéré ou gratuitement, avec mon corps, à moi, duquel je prends soin et qui m’appartient, à qui est-ce que je fais du mal? Mon corps continue de m’appartenir après ma journée de travail. Je fais du vélo avec, je flatte mon chat avec, je mange avec, j’écoute de la musique que j’aime avec, je m’entraîne avec, je prends un verre de vin avec. J’ai vendu un service mais pas mon corps. »

Alexandra: On a fait plein de sauts dans le temps depuis le début de l’épisode. Depuis les frères Grimm, dont on vous a présenté des contes en intro, jusqu’à La Corriveau, puis jusqu’à la lettre ouverte de Maxime Holliday de 2022. Mais il y a des choses qui changent presque pas, et la stigmatisation et la criminalisation de certains types de corps, ben ça m’a l’air d’une tendance qui est pas proche de passer de mode.

Laurie:  Malheureusement, oui, la stigmatisation des corps queer, des corps trans, ça existe parallèlement à tout ce récit-là, comme la stigmatisation des corps dits handicapés, puis des corps non-blancs aussi. On peut penser entre autres à la façon dont le personnage de la Angry Black Woman a été perpétré. La légitimité et la crédibilité d’une femme noire qui dénonce quelque chose est tout le temps remis en cause à cause de sa couleur de peau, de son corps, de la façon dont on la perçoit comme différente et donc dérangeante.

Alexandra: En fait, tous les corps qui sortent de la norme sont jugés suspects. On le dit souvent à toutEs ou pantoute, mais la norme, elle est vraiment mince! Dans le sens qu’il n’y a pas grand monde qui rentre dedans, mais aussi comme… elle est mince (rires). Mais bref, revenons-en aux femmes qui tuent leurs maris (rires). Notre biais est sûrement évident, mais tu sais, sans dire qu’on fait un feu de joie à chaque fois qu’un mari s’éteint, on conçoit très bien qu’il puisse s’agir parfois du seul recours possible.

Sylvie Frigon: Angélique Lyn Lavallée a tué son conjoint après une fête. Il y avait une fête d’ami·e·s et il lui a dit: « Quand tout le monde part, je te tue ». Mais elle avait toute une histoire dans sa vie où elle avait peur de son conjoint. Elle savait ce que ça voulait dire. Donc elle, dans sa logique, dans comment elle voyait sa relation avec lui, elle savait, ou elle se disait « c’est ma vie ou la sienne ». Et en fait il lui a dit ça, il lui a donné l’arme, il lui a dit «tu me tues ou je te tue».

Alexandra: Le procès d’Angélique Lyn Lavallée, qu’on appelle souvent la Décision Lavallée, ça a été le premier procès où on a introduit en preuve le « syndrome de la femme battue ». La décision Lavallée a été considérée comme un avancement pour le droit des femmes parce que finalement, Angélique Lyn Lavallée a été acquittée, puis parce qu’il permettait, dans le fond, ce procès-là, une ouverture vers un peu de clémence dans le jugement d’une femme qui a tué son mari dans un contexte de violence conjugale. Mais pour Sylvie Frigon, c’est un petit peu plus compliqué que ça.

Sylvie Frigon: Le syndrome de la femme battue, c’est une preuve d’expert. C’est un psychiatre qui vient devant la cour, qui va témoigner, il va dire « Cette femme là, je cite, souffrait du syndrome de la femme battue ». Donc d’une certaine façon, c’est positif, mais c’est aussi négatif dans le sens qu’on crée un syndrome pour valider l’expérience des femmes. Mais on dit la femme souffre d’un syndrome. Sa perception de la réalité est altérée et c’est pour ça qu’elle agit comme ça. Je dirais que c’est mitigé comme victoire. Évidemment, au Canada, on peut compter, il n’y a pas beaucoup d’homicides conjugaux commis par les femmes, mais celles qui ont pu bénéficier du syndrome de la femme battue ne sont pas nécessairement acquittées, comme la défense de légitime défense pourrait amener dans certains cas. Elles vont avoir une plus petite sentence, huit ans, dix ans, mais c’est pas petit, là! Si on avait pu utiliser la légitime défense, elles seraient acquittées.

Alexandra: On parlait au début de l’épisode de l’importance de replacer les actes criminalisés et les personnes qui commettent les actes dans leur contexte. Le syndrome de la femme battue, ça parvient pas parfaitement à cet objectif-là parce que ça range dans la section du dérangement mental les actions posées par des femmes pour reprendre le contrôle de leur vie. Comme le dit Sylvie actuellement dans la loi canadienne, bien on considère toujours pas que d’utiliser la violence physique pour se protéger de violences conjugales, ça soit de la légitime défense, ce qui serait vraiment plus avantageux pour les accusées. Mais quand même, parler de violence conjugale dans un procès et dans la façon dont on va parler du procès publiquement, dans les médias entre autres, c’est quand même admettre qu’un acte criminel, ça ne sort pas de nulle part.

Laurie: Mais justement, c’est vraiment plus compliqué d’admettre que les actes criminels sortent pas de nulle part parce que ça demande, si on va jusqu’au bout de la réflexion, d’humaniser les personnes qui ont commis des actes criminels, y compris les personnes qui ont tué, y compris les personnes qui ont tué pour des raisons qu’on trouve pas justes.

Sylvie Frigon: Le cas le plus controversé, c’est le cas de Karla Homolka. C’est très complexe. Il faudrait avoir une émission complète pour parler de ça, mais je voudrais juste dire quelque chose. C’est qu’elle a été vue avec raison comme une femme dangereuse. Elle a participé à des crimes horribles. Ok, ça c’est clair. Mais quand une étudiante et moi on a fait une recherche là-dessus, on a eu accès aux procès, aux écrits des différents procès dans le cas de Karla Homolka, et on a appris des choses extrêmement importantes sur comment elle avait été aussi victime de Bernardo, de Paul Bernardo. Et je ne dis pas ça pour l’excuser des crimes qu’elle a fait par la suite. Sauf que ça nous permet de mieux comprendre qu’est ce qui est arrivé du passage de cette femme-là en danger, d’une certaine façon, à femme dangereuse. Et quand elle a été libérée récemment, on a vu toute l’attention médiatique qu’elle a eu et on le sait pendant qu’elle était à Montréal d’ailleurs, et sortie de prison, là, il y avait des appels pour la tuer. Il y avait sur des réseaux sociaux des demandes pour tuer Karla Homolka. Donc c’est pas simple cette relation-là, entre femme en danger et femme dangereuse. C’est très complexe, très malaisant je dirais. Tu sais, c’est bien plus simple de dire que Karla Homolka, c’est une femme dangereuse, point à la ligne. Mais quand on fouille et encore une fois, je répète, c’est pas pour excuser les gestes qu’elle a fait, mais je pense que dans tous les cas, homme ou femme, il faut mieux comprendre les raisons qui amènent quelqu’un a passer à l’acte.

Laurie: On parle beaucoup publiquement des cas comme ceux de La Corriveau ou de Angélique Lyn Lavallée, puis de Karla Homolka. Mais les femmes reconnues coupables d’homicide sont extrêmement rares au Canada. Selon les données les plus récentes de Statistique Canada, 70 % des femmes ayant été reconnues coupables de crimes dits violents ont commis des voies de fait et de cette proportion-là, 76 % ont commis des voies de fait de niveau un. C’est-à-dire employer la force sur une autre personne sans son consentement, entraînant peu ou aucune blessure corporelle pour la victime. Les crimes contre les biens sont la plus grande proportion de crimes imputés aux femmes, par exemple les vols et les fraudes. Si l’arrestation policière, le procès juridique et toute l’attention médiatique d’un cas criminalisé sont des passages de perte de possession de son récit et de son image, la prison est peut-être le lieu par excellence du contrôle des corps. En plus de parler d’un point de vue théorique et éprouvé par des recherches avec Sylvie Frigon, on a aussi voulu parler avec une ex-détenue, Louise Henry.

Louise Henry: Première des choses, Louise Henry, auteure, conférencière. Je milite beaucoup pour les femmes incarcérées au Québec.

Laurie: Louise, comme tout le monde, a été influencée par les discours sur la criminalité et sur les criminels. Mais ses idées préconçues ont vite été démenties pendant son passage en prison.

Louise Henry: J’étais snob, j’étais pas bitch, mais j’étais fraîche. Mon ancienne belle mère m’appelait de même, eille la fraîche. Mais c’était vrai, j’étais un petit peu au-dessus de tout ça. Tu sais, quand tu te promènes en BM puis que tu fais ta petite affaire, tu te dis en dedans de toi-même ce que je fais là, je fais rien de mal. C’est ses clients qui viennent me voir pour blanchir de l’argent. Mais non ma Louise, tu blanchis de l’argent, c’est toi qui le fait, c’est toi la coupable. Mais j’étais au-dessus de tout ça, moi. Et là, quand je suis rentrée là, je te jure, là, quand ils ont fermé la porte, je voulais lâcher un cri d’horreur parce que je les regardais toutes et je me disais, Mais c’est qui eux autres? Je me croyais dans un taudis, tu sais, le monde mal habillé. Ça, c’est les jugements que j’avais. J’étais pleine de jugements. Puis dans ma tête, c’était : moi, j’ai pas d’affaire icitte. Eux autres, si elles sont icitte, c’est parce qu’elles ont fait de quoi de mal. Pis si elles sont là bien tant pis pour eux autres. Et mon dieu, mon dieu, mon dieu que c’est pas ça!

Laurie: Louise, c’est aussi l’auteure du livre Délivrez-nous de la prison Leclerc, dans lequel elle parle en long et en large des conditions de vie exécrables de cette prison provinciale. Parmi tout ce qui est imposé aux personnes qui y sont incarcérées, les fouilles à nu sont l’exemple même d’un contrôle abusif du corps.

Louise Henry: Les fouilles à nu, ça n’a aucun sens. Tu sais, c’est plus qu’humiliant. Tu sais, demander à une femme qui fait un peu d’embonpoint « Tu pourrais-tu écartiller tes bourrelets? » Tu passes en cours le matin, t’es dans ta wing, t’es dans ton secteur. Bien avant de sortir, il nous fouillent. Avant de sortir. Explique-moi pourquoi. Tu t’en vas au palais de justice, ils te fouillent pas au palais de justice, t’es attachée, menottes aux pieds, menottes aux mains. Tu reviens, tu étais toute le long escortée par deux agents correctionnels… une autre fouille à nu. J’étais menottée, je suis pas Houdini moi là! Tu sais, ça n’a pas de sens. Tu sors de la buanderie, hop! ils décident : fouille à nu. Ils vont rentrer dans ta section, ils pensent peut-être qu’il y a quelque chose qui a rentré : fouille à nu pour tout le monde.

Laurie: C’est vraiment inimaginable tant qu’on ne l’a pas vécu tout ça. Je trouve. Mais tu sais, je me dis veux veux pas quand tu es pogné pour être là, la prison, c’est ton milieu de vie quand même. Puis si en plus de l’isolement que ça implique, on rajoute la possibilité constante d’être obligé·e de se mettre à nu sur demande pour être fouillé·e dans tes moindres replis, évidemment, sans ton consentement, déjà, juste ça, ça commence à peser vraiment lourd dans la balance des violences symboliques et physiques que les personnes subissent. Puis je me dis que ça doit être tellement dur à gérer émotivement pour ces personnes-là, toutes ces violences-là.

Sylvie Frigon: Quand on regarde les femmes en prison, elles vont anesthésier leur corps, d’une certaine façon, elles vont utiliser des médicaments et on va souvent les surmédicaliser pour qu’elles soient tranquilles en prison. Puis certaines femmes veulent être anesthésiées parce que c’est un corps qui souffre, c’est un corps qui a souffert. Donc on est mieux de l’anesthésier pour ne plus sentir de douleurs.

Louise Henry: C’est comme nous autres, les filles là, c’est médicamenté, ça a pas de bon sens, là. Tu sais, des pilules pour dormir, tu peux avoir ça facilement là, des Séroquel, puis envoye, let’s go!

Laurie: Après dix jours bien sûr.

Louise Henry: Après oui, oui, c’est ça, faut t’attende un petit bout là, avant d’être médicamenté·e. J’ai été dix jours sans avoir de médicaments, j’en ai besoin, sinon c’est comme un régularisateur d’humeur, je pétais des coches, j’étais agressive. Ça a pas lieu de pas avoir nos médicaments. Quand en plus, tu rentres, tu donnes le nom de ton médecin et le nom de tes médicaments, le nom de ta pharmacie. Il y en a des livreux de pilules là. Envoie un fax à pharmacie. Il y a un monsieur qui va venir vous les porter à la porte. Pis c’est pas juste un cas, de temps en temps. Toutes les femmes! Imagine les cardiaques, ceux qui ont de l’épilepsie, ceux qui sont sur la méthadone. Elles en souffrent une shot en maudit. C’est dangereux. Ils jouent avec nos vies à tous les jours, à chaque instant.

Alexandra: On prive les personnes incarcérées du contrôle qu’elles peuvent exercer sur leur propre corps de tellement de façons. Et en plus, leur corps ont tous un vécu préalable. On parlait tantôt du passage des femmes en danger vers les femmes dangereuses, puis on parlait des personnes qui commettent des meurtres. Mais selon Sylvie Frigon, quand on regarde plus largement la population carcérale, 80 % des femmes incarcérées ont vécu de la violence, qu’elle soit conjugale, sexuelle, physique, etc. Puis, le pourcentage est encore plus élevé chez les femmes autochtones.

(intermède musical)

Sylvie Frigon: Pour moi, ce ne serait pas suffisant de parler du corps contrôlé ou le corps comme site de contrôle. Mais il faut parler du corps comme site de résistance, parce que les femmes résistent à ces formes de contrôle là. Et une façon un peu controversée, je dirais, par rapport à la résistance, c’est l’automutilation. J’ai fait de la recherche là-dessus et pas pour tous les cas, mais dans certains cas, les femmes vont utiliser leur corps pour résister à la violence. Certaines femmes nous ont dit « ben moi quand je me coupe, c’est moi qui contrôle combien de fois je me coupe. » Mais l’automutilation va pour certaines femmes être une forme de contrôle. Il y a des femmes qui nous racontent, à travers leurs marques de lacérations, des histoires de vie. Il y a une femme qui nous montrait qu’elle s’était coupée parce que sa petite fille commençait la maternelle puis elle n’était pas là, elle était en prison.

Laurie: Dans mes discussions avec Sylvie, j’ai constaté qu’elle ramenait souvent une espèce de dualité dans ses idées, que ce soit par la notion de femmes en danger à femmes dangereuses dont on parlait tantôt, ou de corps suspects, corps déviant qui est le titre du recueil qui parle des liens qui ont été fait entre la biologie et la criminalité qu’on a cité en début d’épisode. Quand elle parle d’automutilation, c’est un peu cette dualité là qui revient entre la violence subie et la violence qu’on impose. Même si les deux sont faites sur le même corps, c’est vraiment pas la même chose.

Alexandra: Ouais, puis Sylvie Frigon, en plus d’être une source précieuse de connaissances et de réflexions sur le système criminel puis sur la criminalisation des femmes, elle a une affinité particulière avec les arts. Ça lui a permis d’approcher ces objets de recherche, le corps, la criminalité, le contrôle, le pouvoir, avec un regard nouveau.

Sylvie Frigon: La rencontre que j’ai fait avec la chorégraphe française Claire Jenny, il y a plus de quinze ans maintenant, ça a vraiment changé ma façon de travailler. Dans le sens que j’ai toujours travaillé sur la question du corps des femmes, mais là, avec la danse, ça me donnait une autre façon de travailler le corps des femmes, mais comme une forme de résistance vraiment très importante. Par exemple, j’ai interviewé une femme qui me racontait « moi je m’automutilais beaucoup en prison, mais quand j’ai fait la rencontre de la danse, ça m’a permis de réapprivoiser mon corps et être un peu plus en paix avec mon corps. » Donc à travers le corps, ça nous permet de reprendre contact avec son être, de toucher à des zones que les mots peuvent peut-être pas toucher parce que c’est pas tout le monde qui a accès à des thérapies en prison. Et il y en a qui ne veulent pas non plus être vu par un psychologue ou n’importe quoi. Donc à travers la danse c’est un autre chemin pour moi vers une réhabilitation. Pour moi ça c’est très important cet espace là.

Alexandra: Wow! C’est tellement intéressant!

Laurie: Vraiment. Puis reprendre le contrôle de soi, de son récit par le corps, vite de même, me semble que ça ne m’est pas étranger comme discours (rires). Pourrait-on au montage, me rafraîchir l’esprit avec une petite citation de la lettre ouverte de Maxime Holiday? Maxime, qu’est ce que tu fais avec ton corps, toi?

Maxime Holliday: « Je combats, j’éduque et je jouis. Parfois au travail et toujours dans l’intime. Je jouis. Parce que je suis femme et que je m’appartiens. Que je suis une intellectuelle rigoureuse, une artiste passionnée, une amie fidèle, une amante investie, une féministe acharnée, une sœur bienveillante et une travailleuse du sexe douée et fière. Qu’on m’accuse de contradiction, je répondrai qu’il s’agit plutôt de liberté. Cultivée et entretenue dans l’adversité. »

Alexandra: Parmi les différentes façons de se construire ou se reconstruire, la littérature peut être un outil très puissant. Peu importe la forme en fait, qu’elle soit plus proche de la poésie, de l’essai, du roman, ou bien un petit peu toute, le genre littéraire des récits de soi, qu’on appelait il y a pas si longtemps que ça l’autofiction, c’est vraiment un genre fascinant pour ce que ça permet d’accomplir, pour la personne qui écrit, mais aussi pour toutes les personnes qui vont lire le récit par la suite. Dans un entretien avec Rosalie Lavoie dans la revue Liberté, la chercheuse Karine Rosso, en parlant du livre Les récits de soi de Judith Butler, elle a écrit, j’ouvre les guillemets « Pour devenir sujet, il faut trouver ses propres mots, se frayer un sillage dans la parole. Tous les récits du moi font exactement ça, trouver leur place dans la parole pour qu’advienne le sujet. »

Laurie: C’est tellement bien dit. Et Louise Henry, par exemple, a très bien trouvé sa place dans la parole. Même si elle considère avoir très peu la fibre artistique, je pense que vous aurez remarqué que les mots, elle les maîtrise en tabarouette.

Louise Henry: C’est ça je te disais, j’ai jamais été dans l’art moi. J’ai de la misère à dessiner un bonhomme pendu.

Laurie: Louise, elle est pas entrée en prison en se disant « Je vais écrire un livre sur les conditions à prison Leclerc » mais peu de temps après son arrivée, elle a fait une rencontre qui l’a mise sur le chemin de l’écriture. Soeur Marguerite, c’est la lueur d’espoir qui est revenue souvent dans mes recherches pour cet épisode. En plus de soutenir les personnes incarcérées de façon tangible en leur ramenant des couvertes de laine pendant que la neige rentre dans leur cellule par exemple, elle dénonce publiquement les conditions de vie dans les prisons et encourage des femmes comme Louise à prendre la parole.

Louise Henry: Soeur Marguerite, à tous les jours, elle était à la prison de Leclerc. Elle venait nous voir sur les étages et elle était constamment là. Puis il y a un dimanche, c’était une journée où ce que j’étais bien down, puis quand elle est rentrée, elle m’a dit « Et te voilà! » Je dis « hein? » Elle dit « c’est toi, j’ai besoin de toi. » Je comprenais pas. Et elle, dans le fond, ce qu’elle voulait dire, c’est que « c’est toi qui vas livrer notre message, c’est de toi que j’ai besoin. »

Laurie: Sous les conseils de Sœur Marguerite et aussi suivant son propre instinct et sa propre indignation, Louise se met à noter dans un carnet tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend dans le but de publier un livre qui va relater son expérience à la prison Leclerc et dénoncer les conditions de détention absolument inhumaines.

Louise Henry: Tu sais, quand que tu te dis que tu es prête à tout pour que l’histoire sorte? J’écrivais des papiers, puis après les papiers, je les transcrivais en propre là-dedans. Puis je l’ai gardé ce livre-là, parce que tu n’as pas grand chose là-bas. T’as vraiment pas grand chose. Fait que à toutes les fois, là, toute ce qui se passait, je le marquais. C’est sûr qu’il y avait des trucs que j’ai pas pu parler dans le livre. Ça m’a fait drôle parce que ça faisait longtemps que je l’avais pas rouvert. C’est ma to do list en sortant: finir et publier mon livre. Au bout de six mois, j’ai eu ma libération avec condition en attendant le procès. Là, c’est là, avec mon fameux (rires) cahier avec les notes que j’avais pris, j’en avais pris beaucoup. J’ai commencé le livre, le début, j’étais chez, dans ce temps là, c’était ma belle-sœur France. Son mari, Patrick, m’avait dit « Marque des idées » puis il disait « après ça met de la viande à l’entour de tes idées. » C’est ça que j’ai fait. J’ai commencé comme ça sur la table de cuisine de France, à Saint-Pie. Puis mon frère, mon frère le plus vieux, mon frère Patrick est venu. Il a lu quatre phrases, il est venu les yeux pleins d’eau. Il m’a dit « ça va être bon la soeur, ça va être bon. » Ah, je me suis dit, envoye, let’s go, on continue. C’est à partir de là que j’ai écrit mon livre. C’est sûr, les autres filles m’ont pas crue, mais pas pantoute là. Il y en a même encore aujourd’hui qui me disent « mea culpa Louise, parce que j’étais sûre que jamais t’aurais écrit un livre. » Les enfants, ça a pris un petit bout. Tu sais, je disais, moi, je vais écrire un livre, mon gars disait « Ouais ouais, ouais ouais. » Parce que mon talon d’Achille, tu commences de quoi maman, puis tu le finis pas. Ma fille adoptive, la même affaire. « Ah ouais, ça va être bon, oui… Écris, ça va extérioriser. »

Laurie: Comme on en parlait tantôt, Louise a fait la run de lait. Elle a rencontré Sœur Marguerite dans la prison provinciale Leclerc. Elle est sortie sous condition. Elle est retournée à Leclerc avant d’être envoyée dans un établissement fédéral. Puis, à sa libération, elle a passé quelques temps dans une maison de transition. C’est là qu’elle a reçu une grande nouvelle. Son manuscrit avait été accepté par une maison d’édition, puis elle allait être publiée.

Louise Henry: On a chacun notre chambre. On était sur un balcon, sur un étage et j’avais ma tablette. Et quand j’ai reçu, je suis partie à pleurer là. Je pleurais et je suis allée voir Nancy, une des filles qui était avec moi. Et on se parle encore souvent, et je braillais, j’ai dit « Regarde. Regarde, regarde, regarde! » Tout le monde s’est mis à crier, tout le monde. Nancy se promenait de chambre en chambre, elle disait, « Regardez les filles, on l’a, notre livre. On va être publiées. On va être publiées. » Tout le monde capotait. La journée du lancement, j’ai eu le syndrome de l’imposteur. (Rires). Là j’étais à genoux devant sœur Marguerite à la première rangée. On avait un stage, il fallait que je monte sur le stage. Soeur Marguerite était à la première rangée et j’étais à genoux devant elle et je braillais pas à chaudes larmes, mais je chignais, si tu veux. Je disais « Soeur Marguerite, je peux pas y aller, je peux pas y aller. C’est pas moi qui a écris ça. Ce livre-là, c’est pas moi, c’est pas moi, c’est les filles. Je peux pas y aller, c’est pas moi. » C’est le syndrome de l’imposteur. Quand il a fallu que je le dise vraiment avec le livre dans les mains, le lancement, la journée même, c’était pas moi, c’était pas moi l’auteure… Puis dans le fond, c’est vrai aussi, moi je suis l’écrivaine. Parce que l’auteure, c’est toutes nous autres, c’est toutes nous autres qui ont passé à Leclerc puis qui y a laissé un petit bout, puis des fois un grand bout de nous autres.

(intermède musical)

Alexandra: Dans son livre, Louise Henry a choisi de relater fidèlement ce qu’elle a vécu. Pour d’autres autrices comme Sylvie Frigon, la voix de la fiction peut être une meilleure option.

Laurie: Pour reprendre les mots de Louise elle-même, l’important, c’est que l’histoire sorte.

Sylvie Frigon: C’est pas d’avoir une notoriété, c’est pas ça, c’est d’avoir une autre vie en parallèle avec le milieu académique. Parce que le milieu académique, c’est un aspect. Mais cet aspect-là de l’écriture de roman, du théâtre, de la danse me permet d’avoir accès à un autre univers et de parler au public en général et peut-être de changer certaines mentalités, peut-être. Et pendant 150 ans et plus, on a dit que la prison ne marche pas, mais on continue à incarcérer les gens, on continue à faire de la recherche sur la prison et tout ça. Donc la danse et l’art de façon générale, ça me permet d’avoir un angle différent pour aborder la question de l’enfermement et être au plus authentique avec la parole de ces femmes là, mais aussi d’avoir accès à un auditoire différent qui ne sont pas dans mes cours de criminologie.

Alexandra: Ça, c’est vraiment intéressant ce que dit Sylvie Frigon. Je reviens à la chercheuse Karine Rosso et ses réflexions sur les écritures de soi. La notion de vérité, du réel, est vraiment complexe dans des contextes de littérature qui a comme matériau de départ des gens et des événements qui ont vraiment existé. Pour certaines personnes, il faut tenter de s’approcher le plus possible de ce qui s’est vraiment passé, un peu comme dans un récit journalistique. Mais à partir du moment qu’on met en récit, qu’il y a un processus d’édition, on s’approche, selon Karine Rosso, de plus en plus de la fiction de toute façon. Puis il y a plusieurs autrices qui ont nommé qu’une anecdote complètement inventée parfois dans un récit peut être la meilleure façon de témoigner de quelque chose qu’on a vécu. Tu sais, même si les mots, l’endroit, les faits exacts sont pas les mêmes, cette anecdote fictionnelle là peut faire comprendre les émotions vécues, la tension et le sens général de ce qui s’est passé mieux que de relater les faits directement.

Laurie: Enfin, une chercheuse qui dit exactement ce que ma passion me dicte depuis des années, soit que la fiction est plus vraie que la réalité!

Alexandra: Tellement. Puis c’est ça le pari qu’a pris Sylvie Frigon avec son premier roman Écorchées. Elle a voulu ancrer la réalité des femmes incarcérées par la fiction, avec tout ce que la fiction peut véhiculer d’émotions et susciter comme empathie.

Sylvie Frigon: Quand j’écris Écorchées, c’était bien avant Unité 9, donc il n’y avait pas beaucoup de choses qui étaient faites sur les femmes en prison. Je le faisais pour moi, j’avais besoin de l’écrire autrement que par des articles scientifiques ou par des livres, des essais. J’avais le goût d’explorer ce médium-là, mais j’avais le goût, entre guillemets, j’aime pas l’expression, mais « de donner la parole aux femmes. » C’est à dire que là, je voulais comme créer des personnages, des vraies personnes d’une certaine façon, pour que les femmes se retrouvent là-dedans. Et c’est de la sensibilisation pour le public, ça c’est clair. Et c’est devenu ça, c’est de dire « mon Dieu, j’avais pas pensé aux femmes incarcérées comme ça, j’avais pas pensé aux fouilles à nu, je n’avais pas pensé à leurs enfants, à l’absence, à toutes ces questions là. » Donc Écorchées a servi à ça.

Alexandra: C’est fou parce que les écritures de soi sont généralement regardées de haut par le milieu littéraire. C’est considéré comme une écriture facile, narcissique. Mais les exemples de ce type de littérature-là comme vecteur de changement social sont vraiment multiples. On peut penser proche de nous au roman Là où je me terre, de Caroline Dawson qui a mis à l’actualité en fait les conditions de travail des femmes immigrantes latinas qui sont engagées comme femme de ménage. Puis, comme le dit Karine Rosso, des activistes, des chercheurs chercheuses parlent de ce sujet là depuis des décennies, puis personne ne les écoute. Ils ont beaucoup moins d’attention que ce roman-là en a eu. Puis avec ça, je pense qu’on est loin du narcissisme en fait.

Laurie: Ben oui, puis si on pense aux romans, aux films, aux séries qu’on consomme, même si les récits jouent avec la notion de vérité et romancent ou généralisent, parfois même souvent, l’émotion qu’on ressent via l’art nous fait connecter différemment avec le sujet. On peut se sentir réellement impliqué·e, puis quand c’est fait par les protagonistes mêmes de l’histoire ou par les personnes concernées par l’histoire qu’on se fait raconter, et que c’est elles qui prennent le temps de choisir quelle partie du réel et quelle part de fiction elles vont intégrer à leur œuvre pour faire passer leur message, puis leurs histoires, bien ça se rapproche pas mal du mot authenticité, mettons. Et en plus ça laisse le contrôle du récit dans leur cour parce que ça suffit à un moment donné, de raconter l’histoire du monde à leur place, dans des mots qui sont pas les leurs sans leur connaissance de leur propre environnement et contexte.

Louise Henry: C’est une délivrance aussi. C’est comme si je disais « Eh oui, j’ai commis des actes criminels. J’ai été une menteuse, une fraudeuse, une ci, une ça. Mais maintenant ce que j’ai vécu, je vais vous le dire, puis je l’ai écrit. Vous pouvez me croire. C’est la vérité. Maintenant, c’est la vérité que je dis. » À chaque fois que je fais une intervention avec une journaliste ou n’importe quoi à la télévision, je le dis. Maintenant, je n’ai pas le choix, il faut que je dise la vérité. Parce que sinon m’a me contredire et ça ne marchera plus l’affaire là, tu comprends? Et ça fait du bien à l’âme de dire la vérité. Autant que de l’écrire. Je dirais pas un défoulement, c’est un apaisement. Mais c’est sûr, ça va toujours rester dans ma vie, mais c’est beaucoup moins, beaucoup moins dramatique qu’au départ. On est vraiment dans le même bateau. La seule chose que j’avais pas comprise encore, j’avais pas assez marché dans le passage. Parce que plus que t’avances dans le passage, plus que t’as un manque d’estime de toi, tu te démolis. Pis en dernier, quand t’es rendu à ta cellule, t’es pareil·le comme tout le monde. À un moment donné le make up tombe. Puis aujourd’hui je suis fière d’être comme les autres. Et on se tient toute la gang parce que ce n’est pas leur état naturel qui fait qu’elles sont laides, une personne comme j’étais va te dire, « c’est à eux autres de pas se mettre dans la merde. » On a ce jugement facile-là. C’est la détresse, la peine, la souffrance qui ressort. Puis on les voit comme ça.

Laurie: Fait que finalement, il était une fois bien du monde, dans bien des situations particulières, dans bien des villages lointains et moins lointains dont on a raconté rien que des bribes de l’histoire.

Alexandra: Exact, tout ça, ça me fait me demander qu’est ce qu’on aurait appris si la 13ᵉ fée qui a pas été invitée à la fête de la Belle au Bois dormant, elle avait pu écrire son livre elle aussi? Ou bien qu’est ce que la belle-mère dans Hansel et Gretel aurait pu nous apprendre sur son mari?

Laurie: Tellement. Puis il me semble que c’est pas parce qu’on aura jamais la version des faits de ces marâtres, ces sorcières et ces vilaines belles mères-là qu’on devrait pas aujourd’hui prendre un peu le temps, comme Sœur Marguerite le fait, d’écouter les personnes qui sont encore marginalisées de nos jours.

(Intermède musical)

Poème lu et composé par Natasha Kanapé-Fontaine: 

Je rêve

D’un territoire où je n’ai plus à verser des gouttes d’eau

En échange de mon bien-être

Où ma liberté n’aura pas de prix

Je rêve

Que j’inscris ma liberté au rang des fleurs à l’année

Où elle perce la neige au milieu des tempêtes

Et luit de lumière l’été

Au moment de reprendre la route vers l’intérieur des terres

Et quand je rencontrerai cette source

Je danserai de tout mon corps

La source

Du souffle

Insufflée par là d’où je viens

Par les montagnes

Par les rivières

Par les forêts qui tiennent encore debout

Parce que je suis faite de cette écorce

Qui construit les canots

Et mènent mon cœur à bon camp.

Alexandra: Pour nous, retrouver le contrôle sur notre vie et sur notre récit, c’est aussi choisir avec qui on choisit de partager notre vie. Dans le prochain épisode qui est vraiment spécial, on discute d’amitié et de choisir de mener sa vie en communauté avec celleux qu’on aime. La poète Marie-Andrée Gill et son amie et colocataire nous invitent chez elles pour nous montrer comment ça se fait.

Laurie : Vous venez d’entendre le quatrième épisode de la quatrième saison de toutEs ou pantoute : Nouveaux récits de sorcellerie.

Alexandra : Si vous avez aimé cet épisode, on vous invite à en parler autour de vous, puis à le partager sur les réseaux sociaux et de nous laisser des étoiles sur les applications. Ça fait rayonner toutEs ou pantoute.

Laurie: Vous avez entendu des poèmes originaux, écrits et lus par Natasha Kanapé-Fontaine et des extraits d’une lettre ouverte de Maxime Holliday lus par elle-même, et des extraits tirés de livres de Sylvie Frigon et les contes des frères Grimm lus par Émilie Duchesne. Cet épisode comprenait également un extrait d’un entretien avec Karine Rosso réalisé par Rosalie Lavoie dans la revue Liberté numéro 337. Vous avez aussi entendu la musique de Mifan, de Guim Moro, Eugénie Jobin et Sylvaine Arnaud, ainsi qu’un extrait du film « Respirations » de Claire Jenny.

Alexandra: toutEs ou pantoute est créé, réalisé, produit et animé par Laurie Perron et Alexandra Turgeon avec Jenny Cartwright, conseillère à la scénarisation et à la réalisation. Marie-Ève Boisvert, Laurie Perron et Alexandra Turgeon au montage, Sylvaine Arnaud à la conception sonore avec une musique originale d’Ariane Vaillancourt. À la recherche et la coordination : Alexe Allard, Ève-Laurence Hébert et Wina Forget. Promotion et gestion des médias sociaux par Melyssa Elmer. Illustration originale du balado par Odrée Laperrière et graphisme de la saison par Marin Blanc.

Laurie : La quatrième saison de toutEs ou pantoute a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil des arts et des Lettres du Québec et du Conseil des arts de Montréal. Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.